Lors du vote à l’ONU de la résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, de nombreux pays se sont abstenus, dont 27 Etats africains. Il ne s’agit pas de croire que l’Afrique est désormais l’épicentre du rejet de l’Occident, contrairement à ce que voudraient faire croire la propagande du Kremlin en Centrafrique ou au Mali et les activistes dont le discours anticolonial et anti-occidental retrouve un certain écho auprès des populations et de la jeunesse. D’ailleurs, personne ne demande aux dirigeants africains de s’affirmer pro-Occidentaux contre la Russie ou la Chine.
Autrefois jouet des superpuissances au moment de la « Guerre froide », continent oubliée et marginalisée au lendemain des indépendances, l’Afrique d’aujourd’hui courtisée par la planète entière, a à défendre ses propres intérêts en diversifiant et en multipliant ses partenaires, en parlant d’une seule voix sur certains sujets. Si le président du Sénégal, Macky Sall, se rend à Moscou, c’est parce qu’il est l’actuel président de l’Union Africaine. Doit-on s’étonner du déplacement de Macky Sall à Moscou pour rencontrer un Vladimir Poutine en guerre ouverte contre l’Occident, notamment en Afrique ?
Le livre d’Antoine Glaser, paru en 2014, « AfricaFrance – Quand les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu », nous en donne l’explication : autrefois, les pays africains auraient suivi aveuglément les anciens pays colonisateurs dans les prises de sanction contre tous les pays qui entreprendrait de rogner leur influence en Afrique.
En s’abstenant de voter pour les résolutions de l’ONU condamnant la Russie, de nombreux Etats africains adoptent une ligne de non-ingérence dans un conflit qui reste occidentalo-occidental et qui se déroule en Europe. En refusant d’être l’otage de l’Occident contre la Russie, l’Union Africaine cherche à démontrer trois choses : 1) L’Afrique défend ses propres intérêts 2) elle construit son indépendance et sa souveraineté 3) elle s’affirme sur la scène diplomatique en jouant le rôle de « faiseur de paix ».
Par la voix de Macky Sall, le président en exercice de l’Union africaine, elle s’inquiète aussi des conséquences des sanctions occidentales contre la Russie. La question du déblocage des céréales ukrainiennes a été au cœur des discussions entre Macky Sall et Vladimir Poutine.
Macky Sall à Moscou pour parler au nom de l’Afrique.
De façon condescendante, un journaliste présente ainsi le déplacement de Macky Sall à Moscou : « Macky Sall s’envole pour la Russie avec, dans ses valises, l’arbre à palabres sous lequel les conflits sont réglés selon la pure tradition africaine. » Traduction : les pays riches et les grandes puissances font de la diplomatie, les Africains, éternellement relégués dans la sphère de l’exotisme, n’ont que « l’arbre à palabres ».
Le président de la commission de l’Union Africaine (UA), Moussa Faki Mahamat, qui accompagne Macky Sall, vient-il avec des remèdes et des fétiches de sorcier pour « marabouter » Poutine ?
Sur la guerre en Ukraine, l’ambassadeur chinois aux États-Unis, dans une tribune parue dans le Washington Post, affirme que « la position de la Chine est objective et impartiale ». Pourquoi la position de l’Union Africaine ne serait-elle pas tout aussi « objective et impartiale ?
Jouant son rôle de « faiseur de paix » au nom de l’Union Africaine, Macky Sall, après avoir rencontré Vladimir Poutine en Russie, se rendra à Kiev pour un échange avec Volodymyr Zelensky, le président ukrainien. Il est temps d’écouter l’Afrique désormais installée au cœur des enjeux géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques du nouvel ordre mondial et qui représente un poids important à l’ONU.
Les risques pour l’Afrique : « un ouragan de famines », l’aggravation des crises économiques et de l’instabilité politique
Avant de partir pour Moscou, Macky Sall, au nom de l’Union Africaine, a tenu à avertir les dirigeants de l’Union Européenne : « Cette crise affecte particulièrement nos pays en raison de leur forte dépendance des productions russes et ukrainiennes de blé ».
Quant à l’ONU, elle craint « un ouragan de famines » dans des pays africains qui importent plus de la moitié de leur blé d’Ukraine ou de Russie. António Guterres, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, tient à rappeler que 282 millions de personnes, soit plus du tiers des individus sous-alimentés dans le monde, vivaient en Afrique en 2020. Il précise : « S’y ajoutent 46 millions d’Africains menacés de faim et de sous-alimentation à cause de la pandémie de Covid. »
La flambée des prix des engrais, dont l’accès est de plus en plus difficile pour l’agriculture africaine, provoque déjà un effondrement « de 20 à 50 % » des rendements céréaliers sur le continent cette année. S’ajoutent, pour le président de la COP 15, l’Ivoirien Alain-Richard Donwahi, les conséquences du réchauffement climatique, de la désertification et de la dégradation des terres qui aggravent les risques de famine en Afrique.
Pour le Premier ministre belge, Alexander De Croo, face à Moscou qui prend « en otage les céréales mondiales », « bombarde délibérément entrepôts et champs » et bloque les ports, la bataille de la sécurité alimentaire est un enjeu crucial pour les Occidentaux et les Etats africains. Au plan économique, cette invasion de l’Ukraine par la Russie provoque une crise sans précédent et les économies africaines, structurellement fragiles, déjà impactées négativement par la pandémie de la Covid 19, subissent la hausse du coût des hydrocarbures, des transports, du blé.
Selon les prévisions d’Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement (BAD), « le continent pourrait plonger dans la stagflation, une combinaison de croissance lente et d’inflation », la pression des prix des matières premières, de l’énergie et des denrées alimentaires engendrant une inflation qui va accélérer pour atteindre 13 à 14 % en 2022.
Au plan politique, les émeutes de la faim engendrent une forte instabilité politique avec des risques de coups d’Etat. Au plan géopolitique, les graves pénuries alimentaires couplées aux crises économiques pourraient déclencher une importante vague de migrations vers l’Europe.
La guerre en Ukraine doit conduire l’Afrique à consolider son chemin
Macky Sall et Moussa Faki Mahamat, qui ont rencontré Vladimir Poutine à Sotchi, en Russie, le vendredi 3 juin 2022, ont voulu sensibiliser le dirigeant russe sur l’impact pour l’Afrique et les populations africaines de la guerre en Ukraine. De son côté, Poutine a rejeté sur l’Occident les responsabilités des graves crises, notamment les risques de famine, qui résultent de la situation en Ukraine, déployant son habituel discours anticolonial.
Personne n’est dupe du discours de Poutine dont les logiques de guerre visent à le maintenir au pouvoir et à restaurer l’influence de l’ex-URSS. Les circonstances de l’Histoire et la construction d’un nouvel ordre mondial doivent conduire l’Afrique, qui regorge de tous les richesses naturelles, en particulier d’énormes potentialités énergétiques, et qui bénéficie de l’extraordinaire dynamisme de sa jeunesse et des capacités de résilience des populations les plus fragiles, à consolider son propre chemin. La crise russo-ukrainienne met l’Afrique face à tous les défis et à tous les périls.
Les dirigeants africains, de plus en plus soumis à la pression de la rue, doivent exprimer une légitime souveraineté, afin de sortir de ce déterminisme qui condamne l’Afrique à être éternellement un continent assisté. Conduire un projet de développement ne suffit pas, l’Afrique doit être en quête d’indépendance et de souveraineté. Elle doit pour cela, dans certaines circonstances, parler d’une seule voix, alors que les dirigeants africains se sont toujours rendus aux grands Sommets internationaux en ordre dispersé. Qui a entendu la voix de l’Afrique lors de la COP 21, à Paris ?
Christian Gambotti
Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Directeur général de l’Université de l’Atlantique
Contact : cg@afriquepartage.org