Selon le Cadre harmonisé d’identification des zones à risque et des populations en insécurité alimentaire et nutritionnelle au Sahel et en Afrique de l’Ouest, plus de 4 millions de personnes sont menacées par l’insécurité alimentaire au Tchad, dans la zone sahélienne. Une fois de plus c’est l’Union Européenne, qui alertée, débloque plus de 40 millions d’euros pour secourir les nécessiteux parmi lesquels plus d’un million d’enfants.
Pourtant, ces 15 dernières années des moyens colossaux (environ 300 milliards de FCFA) ont été déployés par l’Etat pour éviter que cette situation qui perdure depuis les 1970 ne se répète. Malgré l’enthousiasme autour de l’objectif de l’autosuffisance alimentaire, le bilan est désastreux. Comment expliquer l’inefficacité des dépenses publiques sur la production agropastorale ?
La politique agricole : juste un slogan politique
En 2001 et 2005, le gouvernement a mis en place deux programmes visant à lutter contre l’insécurité alimentaire. Le Programme National de Sécurité Alimentaire (PNSA) et l’Office National de Sécurité Alimentaire (ONASA) ont à eux deux monopolisé environs 70% des financements alloués aux ministères en charge de l’agropastorale ces dernières années. Ces programmes visent pour le premier à booster le niveau de production agricole à travers la mécanisation du secteur et l’appui technique aux producteurs, tandis que le second constitue une sorte de grenier pour le stockage des vivres qui permettra d’apporter des réponses immédiates à des situations de carence alimentaire comme celle annoncée dans la zone sahélienne. Les trois derniers mandats du président étant dédiés au monde rural avec comme objectif l’autosuffisance alimentaire, à atteindre, plus de 300 milliards de FCFA ont été débloqués à cet effet mais à l’arrivée, ce fut un échec comme le projet « Ceinture Verte ». Pourquoi ?
D’abord parce que le développement de l’agriculture annoncé a été un appât politique qui vise à conquérir le soutien des paysans abandonnés par le président Deby lors de ses quinze premières années au pouvoir. Aucune étude préalable n’a été menée pour cerner les besoins réels, les zones cibles ou encore la faisabilité des projets avant leur mise en œuvre. Le développement du secteur agropastoral est perçu par les managers de projets et certains leaders politiques juste comme un alibi politique du président Deby. Dès lors, en supplantant la logique de l’efficience et du rendement, ces plans étaient voués à l’échec, d’autant que les ministères concernés par cette politique ou des responsables chargés de coordonner sur le terrain les activités, n’étaient vraiment investis pour l’atteinte des objectifs.
La gouvernance, le pied bancal
Le développement de l’agriculture n’étant qu’une campagne politique sans intentions réelles, la mauvaise gouvernance s’est rapidement propagée dans la gestion des fonds alloués à cette politique. Les dépenses publiques agricoles ont beaucoup plus cru que les contributions du secteur au PIB (25%), selon la Banque mondiale. Ceci s’explique par le fait que depuis le début de ces réformes, le niveau de production agricole a plutôt baissé (autour de 27%). Parmi le millier de tracteurs mis à la disposition des agriculteurs par le PNSA, plus de 50% sont aux arrêts faute de maintenance. Le budget alloué à la maintenance étant détourné par les responsables en charge de leur gestion. En témoignent les récents scandales de détournements de fonds visant le Directeur Administratif et Financier qui se trouve actuellement en prison et accusé d’avoir détourné une somme d’environ 800 millions de francs CFA.
En dehors de ces détournements souvent décriés, l’approche trop centralisée et dirigiste des projets agricoles ont hypothéqué l’espoir placé en eux. En effet, les reformes envisagées considèrent les producteurs agricoles comme des sujets et non comme des partenaires avec qui il faut se concerter pour conduire la politique agropastorale. Cette approche qui a écarté le producteur rural des instances de décision, l’a découragé et l’a poussé à se sentir moins concernés. Pourtant, le producteur a des besoins auxquels il souhaite pourvoir, mais l’ingérence de l’administration éloignée de la réalité du terrain, a démobilisé les agriculteurs qui ont perdu confiance dans les promoteurs des projets. Cette approche centralisée n’a pas favorisé l’appropriation par les agriculteurs des nouvelles techniques de production faute de formation et de partage d’informations par l’administration centrale. Bref, avec le manque d’inclusion des agriculteurs, le PNSA ne pourrait réussir uniquement avec les vœux pieux des bureaucrates.
La gestion publique, un nid de corruption
L’échec de la mécanisation de l’agriculture au Tchad s’explique également par le caractère public de ces projets placés directement sous la gestion des organes publics. Pourtant, l’Etat n’a jamais réussi à faire prospérer ce genre de projets à cause de la gabegie et de la corruption qui gangrène l’appareil étatique. L’Etat étant incapable de faire le suivi, le contrôle et de faire régner la reddition des comptes, les deniers publics ont été condamnés à la dilapidation. Ainsi, la société de l’assemblage des tracteurs au PNSA chargée de la production, n’a pas été inquiétée malgré les résultats catastrophiques de sa gestion. Aucun audit profond n’a été mené pour établir les responsabilités et sanctionner les coupables des tares ayant conduit à cet échec souligné par plusieurs partenaires. Le gouvernement tchadien n’a pas encore cette culture de gestion axée sur le résultat. Ainsi, il n’impose pas des contrats de performance à ses agents, qui bien qu’improductifs et/ou fautifs, continuent à profiter de l’argent des autres sans être inquiétés. Enfin, avec le large pouvoir discrétionnaire accordé aux hauts responsables, ils se sentent au-dessus de toute reddition des comptes, et monnayent souvent ce pouvoir contre des pots-de-vin. Au total, ces plans dirigistes ne sont qu’une énième aubaine pour qu’ils se remplissent les poches.
Somme toute, l’inefficacité des dépenses publiques en matière de politique agricole est la preuve irréfutable qu’il est temps de changer d’approche. La logique politicienne qui préside à leur élaboration ne fait que créer des effets pervers. Dès lors, les responsables tchadiens devraient se remettre en cause et faire confiance à une approche participative où les choix décentralisés et volontaires, loin de toute instrumentalisation politicienne, sont la garantie à la fois de l’implication et de la responsabilisation de toutes les parties prenantes.
Narcisse OREDJE, Bloggeur tchadien. Le 27 août 2018.
Article publié en collaboration avec Libre Afrique