Dans le 3ème et dernier volet de notre entretien, Grah Ange Olivier, Président du Syndicat des Magistrats de Côte d’Ivoire (SYMACI), explique pourquoi, selon lui, ‘’la justice ivoirienne est aux ordres’’. Il révèle depuis New-York où il séjourne à présent, qu’une plainte a été portée à ce sujet auprès du Conseil des droits de l’homme de l’Onu.
Dans la 3ème et dernière partie de notre entretien, vous avez décidé d’aborder la question liée à l’indépendance de la justice. Qu’avez-vous à dire sur le sujet ?
On ne peut aborder la question de l’indépendance de la Justice sans dresser préalablement un état de la situation générale de l’institution judiciaire au moment où nous parlons. C’est un révélateur fort de sa capacité à répondre aux attentes du justiciable pour qui, le respect de ce droit, souvent perçu comme celui des animateurs de l’appareil judiciaire alors qu’il en est le véritable bénéficiaire, est fondamental pour sa confiance en elle.
Après la crise postélectorale, nous avions cru que l’institution judiciaire deviendrait une priorité tant sa participation à la gestion de la sortie de la crise, et à la construction d’un nouveau consensus national paraissait essentielle.
Hélas, force est de constater que la fin de la guerre, au lieu de consacrer un renouveau de l’institution judiciaire, dans l’optique d’une participation effective à l’émergence d’une Côte d’Ivoire nouvelle, redevenue une terre d’espérance comme la décrit si joliment son hymne national, donne plutôt à assister à la dégradation continue et pernicieuse de sa situation.
Pouvez-vous être plus explicite ?
Tout à fait. Voyez-vous, le premier sentiment qui habite l’observateur avisé de l’appareil judiciaire est d’abord celui d’une institution négligée, abandonnée par le Chef de l’État , garant du bon fonctionnement des institutions et de son gouvernement.
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Nous constatons avec amertume que tout ce qui est judiciaire, n’est jamais urgent, ni important, par lui-même à moins que ça ne sert le politique. En effet, l’adoption de la Constitution de 2016 a imposé l’installation de nouvelles institutions et la remise à niveau de certains textes.
À quoi assistons-nous aujourd’hui dans la mise en œuvre de cette obligation. On s’est empressé d’installer les institutions qui ont un caractère politique comme la chambre des Rois et Chefs traditionnels, ou plus récemment le Senat et de leur octroyer des budgets de fonctionnement élevés. Les institutions judiciaires comme la Cour Suprême et le Conseil Supérieur de la Magistrature ne bénéficient pas de la même sollicitude (…).
Le fonctionnement et la composition du Conseil supérieur de la Magistrature ne correspondent à aucun texte. Seul, le politique intéresse nos dirigeants qui ne font rien pour la Justice tant cela ne peut leur servir politiquement. La tendance même comme nous le verrons plus tard, est à la marginalisation et à la dévalorisation de l’institution judiciaire reléguée au rang de simple instrument, même si pour la forme on a proclamé dans la Constitution de 2016 le pouvoir et non l’autorité judiciaire. Les Magistrats bénéficient d’un statut ‘’N’zassa’’ pour faire référence à un célèbre pagne ivoirien crée à partir de l’assemblage de différents morceaux de tissu. En effet les dispositions s’appliquant à leur carrière sont recherchées selon le bon gré de l’administration de la justice ou des autres organes administratifs, soit dans la Constitution de 2000, ou dans le Statut de 1978.
Ainsi le Conseil supérieur de la Magistrature se fondant sur la Constitution de 2000, se déclarait compétent pour connaître des procédures disciplinaires dirigées contre les magistrats du Parquet, alors que l’actuelle administration de la Justice est revenue aux dispositions du Statuts de 1978, en réinstituant une commission de discipline du Parquet.
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Alors que l’exigence impérieuse de l’adaptation du Statut de la Magistrature à la Constitution ne paraît pas préoccuper le Chef de l’État et son gouvernement, c’est avec dépit mais sans surprise, que nous avons assisté à la promesse faite au corps préfectoral de lui faire bénéficier d’un nouveau statut simplement parce qu’ils l’ont demandé. Lorsque par hasard des réformes sont opérées et misent en œuvre, elles le sont presque toujours à 90% à l’instigation et avec le financement des bailleurs de fonds, comme c’est le cas pour la Cour des comptes, ou encore le Tribunal du commerce. Malgré l’adoption du PND et d’un plan sectoriel, aucune initiative nationale majeure n’a vu le jour.
Les priorités de l’État en matière judiciaire ne sont presque jamais définies par la Côte d’Ivoire. À moins d’une contrainte comme c’est le cas pour le Statut des Greffiers, obtenus à la suite d’une série de mouvements de grève alors que la Constitution ne le prévoyait pas expressément. L’observation des locaux qui abritent le Ministère de la Justice et les juridictions est également un autre indicateur important de la place accordée à la Justice par les décideurs politiques.
Ainsi, nous constaterons que les juridictions suprêmes que sont la Cour Suprême, la Cour des comptes et le Conseil constitutionnel sont éparpillées à travers la ville d’Abidjan, et logées dans des constructions indignes de leur rang. Les chambres judiciaires et administratives de la Cour Suprême ont même été expulsées, des locaux qu’elles occupaient au Plateau, ce qui les a contraintes à rejoindre des villas de particuliers situées dans la commune de Cocody.
Bien que la plupart des gens n’y prêtent pas vraiment attention, vous rencontrez l’un des symboles les plus frappants de ce manque de considération, en empruntant la grande voie qui mène de Bonoumin à la Djibi en traversant la 7e tranche : les bâtiments abritant le Conseil National de la Presse au carrefour du pont Soro et le siège de la Chambre Administrative de la Cour Suprême. On ne peut comparer le second au premier. Si on cherche à voir la place de la Justice dans les priorités de l’État , on a la réponse.
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La presse qui façonne l’opinion a plus d’importance n’est-ce pas pour le politique que la Justice. Allons dans tous les pays de la sous-région, les locaux de la Cour Suprême font partie des monuments à visiter. Quand au Ministère de la Justice, il connaît le même sort avec des Directions disséminées à travers les quartiers du Plateau, Angré vers le Carrefour Adama Sanogo et à Pétro-ivoire.
Les locaux du Cabinet à l’Immeuble sont en grande partie composés de bureaux sommaires faits en contreplaqué. Nous ne parlons pas encore de la Cour d’Appel de Bouaké, logée dans les bureaux de l’usine Gonfreville, ni de la Cour d’Appel de Daloa qui occupent les locaux d’une ancienne institution de crédits, en pleine gare routière.
Même les Juridictions comme le Tribunal du commerce et la Cour des comptes qui sont censées faire l’objet d’une attention particulière à cause des attentes des bailleurs de fond sont logées à la même enseigne. Si vous visitez le Tribunal du commerce en pleine zone résidentielle au II-Plateaux, vous constaterez, à part le caractère inadapté de ses locaux, combien, il est à l’origine de nombreuses nuisances pour le voisinage, qui assiste impuissant a la dépréciation de son patrimoine immobilier.
Il en est de même pour les locaux choisis pour la fameuse Cour d’Appel du Commerce qui se situe dans une cité immobilière. Il n’est pas difficile d’imaginer les désagréments que cela va engendrer pour les résidents. Quand il s’agit de Justice, nos dirigeants adoptent le même comportement que les initiateurs de ces églises évangéliques installées dans des domiciles de particuliers et qui troublent la quiétude du voisinage.
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Les nouveaux locaux et juridictions qui sont bâtis, le sont à l’initiative et avec le financement des bailleurs de fonds. C’est le cas du Tribunal de San Pedro pratiquement achevé. Quelle initiative nationale ? La section de Tribunal de Guiglo qui n’a pas d’établissement pénitentiaire et surtout le scandale du Tribunal inachevé de la cité martyre d’Abobo. Le Ministère de la Justice lui-même, souffre également de cette désaffection.
Sous sa forme minimale actuelle, on peut le qualifier d’embryon d’administration, avec une organisation et un fonctionnement aux antipodes de toute ambition d’efficacité, avec ses dix Directions et son effectif réduit. Alors qu’un pays comme le Burkina avec un budget au moins trois fois inférieur au notre a 7 Directions Générale et au moins 15 Directions.
Le Ministère de la Justice est incapable d’assumer les tâches traditionnelles qui sont les siennes, à plus forte raison de prendre en compte les défis nouveaux que sont le terrorisme, la cybercriminalité, le blanchiment d’argent, les infractions en mer, la criminalité transfrontalière, etc. Nous éviterons de parler d’anticipation sur l’avenir.
On observe surtout une administration incapable d’opérer les changements structurels dont elle a absolument besoin comme l’institution d’un secrétariat général absolument nécessaire pour dissocier le politique c’est-à-dire le Cabinet du Ministre, de l’administratif constituées par les Directions centrales. Dans presque tous les pays francophones d’Afrique, un Secrétariat général existe.
Pas par imitation, mais parce qu’en tenant compte de la spécificité de l’activité judiciaire, c’est absolument nécessaire. Cela explique l’impossibilité de voir naître en Côte d’Ivoire, une administration judiciaire réellement professionnelle à travers une continuité de son action et surtout une professionnalisation du personnel qui est en charge de cette action. Comment une administration peut évoluer sans mémoire et sans avoir en son sein une structure, susceptible de pérenniser les bénéfices des nombreux projets qui y sont initiés ? Voilà pourquoi, l’informatisation de nos juridictions est un éternel recommencement.
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Un Magistrat n’est pas un administrateur, et lorsque nous constatons la rotation accélérée des responsables nommés à la tête des Directions, elle n’est guère rassurante pour l’objectif de professionnalisation que nous venons d’évoquer. Comme d’habitude, alors que le nombre de directions est déjà insuffisant, pour embrasser même le quotidien, au lieu d’en étoffer le nombre et de créer même des Directions générales, au contraire, nous venons d’assister à la fusion des deux directions des droits de l’Homme en une seule Direction qui va prendre en charge ce qui constituait récemment un département ministériel. Allez-y comprendre quelque chose.
À la vérité nous venons là de donner les manifestations de la véritable tragédie de l’institution judiciaire : celle de la mal gouvernance. Non, ce n’est pas la corruption contrairement aux déclarations récurrentes de nos dirigeants. Elle en est plutôt une des conséquences.
Les problèmes de la Justice sont traités avec une telle légèreté qu’on se serait interrogé sur les objectifs poursuivis en adoptant telle attitude, mais le refus de respecter le jeu institutionnel et l’adoption de la Constitution de 2016 nous ont donné la réponse en révélant un pouvoir exécutif engagé dans une stratégie générale de soumission du pouvoir judiciaire.
Et quelle est selon vous l’objectif de cette stratégie ?
Elle se décline en en trois objectifs spécifiques : le premier est le rabaissement de l’institution judiciaire en général et de la Magistrature en particulier, le deuxième est leur décrédibilisation et le troisième est la formalisation de cette soumission à travers les lois et les règlements.
De multiples exemples permettent d’étayer nos propos. Ainsi cette volonté de rabaisser va se traduire de différentes manières. L’une d’elle est la place occupée par le Ministère de la Justice et son titulaire, le Garde Sceaux dans l’architecture et la hiérarchie gouvernementale.
Pour la première fois en Côte d’ivoire, le Ministère de souveraineté qu’est le Ministère de la Justice à été relégué au rang de Ministère délégué.
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Lorsque vous taper les mots Ministères régaliens dans Google sur le net, voici la réponse : « C’est donc le cœur de l’État, ce qui ne peut pas être délégué car c’est ce qui fonde la souveraineté : L’Armée, la Diplomatie, la Justice, l’Ordre Public ». Quand vous interrogez Wikipédia : « Les ministères régaliens au sens le plus strict concernent l’Armée, la police et la justice. Dans un sens plus étendu, repris par le Conseil d’État français, ils concernent également la diplomatie et la fiscalité (établissement et levée de l’impôt). Quand on relègue un Ministère régalien au rang de ministère délégué, c’est une preuve de l’importance qu’on lui accorde.
Quand en aucun moment contrairement aux autres Ministres de ce type, le Garde des Sceaux n’est élevé au rang de Ministre d’État, c’en est une autre. Une autre forme est la marginalisation de l’appareil judiciaire.
Lorsque dans le cadre de la procédure relative au conflit frontalier entre Ghana et la Côte d’Ivoire le Ministère ivoirien de la Justice n’est pas associé à la défense des intérêts du pays bien qu’on soit en matière judiciaire ; délégation de l’État ivoirien étant plutôt conduite par le Conseiller spécial du chef de l’Etat en matière d’hydrocarbure, on est en droit de s’interroger. La preuve, c’est que celle du Ghana était forte de 50 membres, en grande partie issue du Ministère de la Justice.
Avant de parler pétrole, il fallait d’abord gagner la procédure. Comme nous le disons, on croit qu’ont peut faire de la Justice sans les Magistrats. C’est la même chose qui se reproduit dans la procédure relative au Café de Rome. C’est le CEPICI qui la conduit avec ce qu’on sait comme résultat. Le rabaissement découle aussi de l’instrumentalisation telle que celle qui a eu lieu dans le scandale de l’agro business.
Comment comprendre la participation du Ministère de la Justice et celle du Procureur de la République à la procédure administrative, ayant abouti à la nomination d’un administrateur séquestre, qui coexiste avec la procédure judiciaire déjà ouverte interdisant en vertu des principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice, cette immixtion intolérable dans le domaine du judiciaire.
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Le Conseil des Ministres n’a pas le pouvoir de donner des instructions au Procureur de la République comme c’était le cas en l’espèce. L’objectif principal de l’action de l’État semble être de procéder aux partages des sommes détenues par les banques et non d’établir l’existence d’infractions et la culpabilité des mis en cause.
La procédure qui a été ouverte, l’a été suite à la résistance des banques qui n’ont pas entendu se dessaisir des sommes qu’ils gardaient pour leurs clients sans décision de justice, semble n’avoir été initiée que pour servir à contourner cette difficulté.
Nous ne comprenons pas toute cette précipitation alors qu’il n’y avait qu’à ouvrir une procédure judiciaire, et attendre le résultat pour en tirer les conséquences.
Que fait-on de la présomption d’innocence lorsque le Président de la République lui-même en violation de son devoir de réserve fondé sur le respect de l’indépendance de la Justice a déjà proclamé dans une déclaration la culpabilité des mis en cause.
Que peut valoir le pouvoir judiciaire lorsqu’il se laisse instrumentaliser à ce point dans une stratégie dont les victimes sont les souscripteurs. A côté de la stratégie du rabaissement, est mise en œuvre une autre qui est celle de la décrédibilisation à laquelle elle participe également d’une certaine manière.
Elle consiste à briser la confiance susceptible d’exister entre le peuple et ses juges en les décrédibilisant. Pour cela on s’en prend à leur intégrité, pendant qu’on pose des actes qui violent les principes de la séparation des pouvoirs pour conforter dans l’esprit des justiciables l’idée d’une justice aux ordres.
Il n’est pas rare d’entendre le Président de la République, les membres du gouvernement et même les responsables de l’appareil judiciaire affirmer lors d’interventions publiques que « la Justice inquiète ».
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La cause de cette inquiétude serait la corruption endémique au sein de la Magistrature. La répétition à l’infini d’une telle affirmation a fini par avoir des conséquences catastrophiques sur lesquels nous reviendrons plus tard.
Sans vouloir verser dans la polémique sur l’ampleur du phénomène de la corruption au sein de la Magistrature, il faut rectifier les choses pour souligner que la corruption gangrène tout le corps social du pays et non seulement la Magistrature.
Cette indexation par la remise en cause aussi récurrente dans la presse de l’intégrité des magistrats présentés comme les Ivoiriens les plus corrompus n’exprime malheureusement pas une véritable inquiétude de nos dirigeants, et a un autre objectif puisque rien n’est fait réellement pour lutter contre la corruption.
Nous ferons référence ici à une pensée d’Albert Einstein qui disait que « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire ».
Le véritable problème en effet ce n’est pas que la corruption existe au sein de la Magistrature mais c’est qu’est-ce que les gouvernants ne font pas pour que le phénomène ait l’ampleur qu’ils décrivent tous les jours.
Pourquoi avec un effectif de seulement 700 magistrats, le gouvernement se montre incapable de juguler la corruption pour qu’elle atteigne une telle intensité ? À part les déclarations dont nous avons fait cas, ponctuées de la menace de radier les magistrats coupables répétée à l’infini comme une incantation, quasiment rien n’est fait, mis à part les mesures cosmétiques du type déclaration de patrimoine auprès d’une institution de lutte contre la corruption qu’on a préalablement désactivé en ne lui donnant jamais réellement les moyens textuels et matériels de son action.
Le SYMACI ne soutiendra jamais les magistrats qui s’adonneraient à la corruption et exige même qu’ils soient sanctionnés, mais qu’ils le soient dans le cadre d’une véritable stratégie de lutte contre ce phénomène, intégrant des mesures négatives comme les sanctions, mais surtout des mesure positives comme la mise en place et en œuvre d’une politique permettant de ne garantir la promotion dans les fonctions et les grades qu’à ceux qui respectent leur serment, et non le maintien de l’arbitraire qui règne actuellement où l’intégrité, l’investissement dans le travail n’est pas un critère de promotion.
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Nous assistons régulièrement à des nominations à des fonctions de responsabilités dignes de la nomination d’un Al Capone à la tête de la police de Chicago. Sur quelles bases décore-t-on des magistrats quand la personne qui a reçu deux prix d’excellence ne figure pas dans la liste des récipiendaires.
Nous disons oui à une stratégie de lutte dans laquelle l’on regarde la partie pleine du verre, et non la partie vide. Comment peut-on dire qu’on lutte contre une corruption endémique au sein du Système judiciaire en ne donnant pas les moyens financiers, matériels, et en effectifs à l’inspection générale pour réaliser sa mission d’encadrement des animateurs de l’appareil judiciaire ?
On se contente de donner des primes aux inspecteurs sans en nommer suffisamment, sans donner de véhicules, le carburant et un budget conséquent comme si on n’accordait les primes que pour améliorer leur traitement , et non parce que c’est nécessaire pour bien travailler.
Pourquoi ne pas créer des services déconcentrés de l’inspection générale au sein des Cours d’Appel pour en rendre l’encadrement plus efficient ? On ne peut lutter contre la corruption au sein de l’appareil judiciaire sans embrasser le phénomène dans toute sa complexité, en se contentant d’indexer une corporation pour en faire le symbole de ce mal.
À la vérité, il s’agit d’une entreprise de décrédibilisation dont l’ampleur met désormais la vie des magistrats en danger. Nous pouvons dire que cette entreprise de destruction massive porte ses fruits. Partout en Côte d’Ivoire, les Magistrats ne travaillent plus dans la sérénité. Les attaques contre les juridictions se sont multipliées, sans réaction du Gouvernement.
Combien de fois des hommes en armes se sont introduits dans les juridictions pour menacer les Magistrats ! Aujourd’hui, ce sont des Députés qui ont assiégé le Tribunal pour s’en prendre aux policiers qui y gardent les lieux.
La symbolique est tellement forte mais comme d’habitude, jamais et non jamais des mots de réconforts pour les magistrats traumatisés par ces intrusions inopportunes. Avez-vous vu une seule fois le Président de la République ou tout autre membre du gouvernement exprimer de la compassion à l’égard des Magistrats, ces « corrompus » dont le Président n’est jamais satisfait ?
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Cette stratégie de décrédibilisassion est parachevée par le non-respect du jeu institutionnel qui promeut l’image d’une Justice, de juges aux ordres. Le refus permanent de respecter le jeu institutionnel qui consiste pour les trois pouvoirs de l’État à respecter le principe de leur séparation en s’abstenant de poser des actes qui la compromet.
Ce respect de ce principe prend un relief particulier avec l’institution judiciaire dont l’action doit être conduite avec impartialité et en toute indépendance. Pourtant, en violation du principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la Justice, le Conseil des Ministres n’hésite pas à prendre des positions et à faire des communiqués sur des procédures dont sont saisies, ou en voie d’être saisies les juridictions.
Certaines sont de véritables instructions alors que le Président de la République dont les attributions en matière judiciaire sont strictement personnelles n’a pas le pouvoir de le faire.
Dans le cadre des procédures de la crise postélectorale, les annonces de prochaines mises en liberté provisoire à la suite de conseils des Ministres ont largement contribué à les discréditer.
L’immixtion permanente du Ministre de l’intérieur dans la gestion de ces procédures alors que la justice et les Juges d’instruction étaient déjà saisis a eu le même résultat. Il n’avait rien à faire à l’accueil de personnes extradées en vertu d’un mandat de Justice.
Combien de fois n’avons-nous pas vu le Ministre de l’intérieur, alors même que le Garde des Sceaux lui-même, n’a pas le droit de le faire, être présent aux côtés du Procureur lorsque celui-ci intervient devant la presse lors d’une crise.
Les exemples du refus de respecter le jeu institutionnel sont si nombreux que nous préférons arrêter ici. Ce qui a largement contribué à brouiller l’image de la Justice, et à promouvoir auprès des citoyens l’image d’une Justice aux ordres.
Une institution judiciaire permanemment rabaissée, décrédibilisé, donc affaiblie, a permis la mise en œuvre de la dernière étape de la stratégie générale pour la soumettre, avec l’avènement de la Constitution de 2016.
La violation de l’indépendance de la Justice n’est plus seulement factuelle, elle est devenue constitutionnelle.
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On peut sans se tromper affirmer qu’à travers certaines de ses dispositions, elle précarise tellement la situation des Magistrats, l’organisation et le fonctionnement de l’institution judiciaire qu’on a l’impression qu’elle a été adoptée, au moins en partie contre la Magistrature.
Comment peut-elle supprimer en violation des engagements internationaux de la Côte d’Ivoire, le principe quasi-universel de l’inamovibilité des Juges du siège (art 140) au moment où malgré sa consécration dans les textes antérieurs les mutations arbitraires pour mettre aux pas les magistrats les plus récalcitrants ont pris une telle ampleur si ce n’est pour leur donner une base légale et les faciliter ?
La gestion plus que détestable de la mobilité des Magistrats qui s’est instaurée va nécessairement empirer. L’arbitraire qui y déjà règne en maître absolu, aboutissant à une dévalorisation de fonctions qu’il n’y a pas encore longtemps étaient exercée avec fierté par les Magistrats tant elles symbolisent aujourd’hui la notion de sanction, va se décupler.
Il faudra certainement trouver un nouveau nom à la Cour d’Appel de Bouaké qui porte le nom évocateur de Goulag, et à celle de Daloa appelée Limoges parce qu’accueillant les personnes limogées.
Le phénomène des mutations de Magistrats sous les ordres d’autres moins gradés ou de mutation de Magistrat à des postes où ils commandent des Magistrats plus gradés maintenus dans fonctions subalternes par rapport à leur grade, va certainement exploser.
Comment comprendre qu’au moment ou aux moins deux magistrats faisaient l’objet de poursuites pénales, enterrant la légende selon laquelle les magistrats sont intouchables, on s’empresse de prendre un texte (art 142) pour le soumettre à la procédure de flagrant délit alors que dans sa conception actuelle, elle est celle qui garantit le moins la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la Justice puisque c’est la seule qui autorise le Procureur de la République qui peut recevoir les instructions du Garde des Sceaux, à mettre exceptionnellement un justiciable en détention ?
On voudra nous rétorquer que c’est la même situation que celle des députés. Alors pourquoi, à la différence de ces derniers qui peuvent voir les poursuites engagées contre eux suspendues à la demande de l’Assemblée Nationale, les Magistrats ne disposent pas de telles dispositions, à l’initiative du Conseil Supérieur de la Magistrature, ou de l’Assemblée générale de la Cour Suprême ?
Par ailleurs, toutes les autres professions judiciaires comme les avocats par exemple, ne peuvent faire l’objet, en vertu du principe de l’indépendance de la justice, d’une quelconque procédure judiciaire sans avis préalable d’une autorité judiciaire. L’indépendance de la Justice se situe désormais principalement au niveau des auxiliaires de Justice et non plus des Magistrats ?
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Comment comprendre qu’à la différence des autres agents de l’État , notamment les fonctionnaires (art 74 du Statut de la fonction), la sanction la plus grave pour un agent de l’État (sanction disciplinaire du second degré, art 74 du Statut générale de la fonction publique), la révocation n’est pas considérée pour le Magistrat comme une sanction disciplinaire (art 140), et n’est donc soumis, une fois obtenu l’autorisation du Conseil supérieur de la Magistrature, à la procédure disciplinaire ?
Par conséquent le Magistrat peut être révoqué aujourd’hui sans qu’on ne lui donne l’occasion de se défendre. Comment comprendre que la Constitution en son article 145 puisse prévoir que le Président de la Cour Suprême, le chef du pouvoir judiciaire puisse siéger dans un organe sous la Présidence d’un Magistrat quel qui soit, si ce n’est là, la volonté de rabaisser notre institution.
Comment comprendre que le Président du Conseil Supérieur de la Magistrature, censé garantir l’indépendance de la Justice, soit le seul Président d’institution qui n’a pas un mandat assorti d’une durée prédéfinie ?
Comment comprendre l’architecture de cette Cour Suprême qui est chargée de veiller à l’application de la loi, alors que la Cour de Cassation est définie par l’article 148 de la Constitution comme étant la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire et le Conseil d’État celle de l’ordre administratif.
Comment la Cour Suprême peut veiller à l’application de la loi par ces juridictions et a leur place ? N’est-ce pas la remise en cause de l’autorité de la chose attachée aux décisions de ces deux juridictions suprêmes, seules accessibles aux justiciable car A+B n’est ni égal à A, ni égal a B. Comment peut-on expliquer la réunion de la Cour de Cassation et du Conseil d’État par des nécessités budgétaires lorsqu’on multiplie les types et le nombre des juridictions de fond dans la même loi ? Quand va-t-on créer les Tribunaux et la Cour d’Appel administratifs ? Les chambres régionales des comptes ?
Il y a plus de dix ans que l’État ne parvient pas à terminer le seul Tribunal d’Abobo. Quelle urgence il y avait à réunir la Cour de Cassation et le Conseil d’État sous la coupole d’une Cour suprême alors que la Cour des Comptes demeurait une institution ?
Toutes ces interrogations démontrent suffisamment la confusion engendrée au niveau des Juridictions suprêmes par la Constitution de 2016, qui a pour conséquences de déstructurer et désorganiser l’institution judiciaire.
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Cela ne peut qu’être préjudiciable à son fonctionnement et surtout à son indépendance. L’institution de la Cour d’Appel du commerce aboutit au même résultat. Alors que tous les types de juridictions sont cités dans la Constitution, nulle part n’est mentionné le Tribunal du commerce qui existait pourtant au moment où la Constitution était adoptée.
L’impression générale de désorganisation et de destructuration, inspirée par la Constitution de 2016, fragilise l’institution judiciaire et partant, porte atteinte à son indépendance.
Avec la mise en œuvre de cette stratégie de soumission de l’appareil judiciaire, et en face d’une magistrature terrorisée par la précarisation de son statut, l’on comprend aisément que les abus des autorités politiques et même judiciaires ne connaissent plus de limites surtout que les organes qui ont été érigés pour protéger son indépendance, se sont retournés contre elle en gardant soit le silence devant les abus dont ses membres sont victimes, soit en s’érigeant en complice ou mêle auteurs de ses abus.
Ainsi jamais, les affectations des juges du siège dans les conditions que nous avons expliquées plus haut ne peuvent se faire sans l’avis favorable du Conseil de la Magistrature. La commission d’avancement, elle s’est affranchie du respect des dispositions du statut de la Magistrature.
Il en résulte un tel arbitraire dans la promotion des Magistrats qui n’est guère fondée sur le mérite, mais plutôt sur la soumission de Magistrats non seulement à la chancellerie mais également à certains de ses membres. Le secret de ses délibérations est devenu le prétexte des règlements de compte les plus mesquins et les plus immoraux.
Un Magistrat a été recalé par exemple parce que sa femme le trompait. Cela peut ressembler à une histoire drôle, et pourtant c’est la triste réalité. Il est plus sûr de garantir sa promotion en effectuant des visites de courtoisie à ses membres, qu’en faisant des efforts dans l’accomplissement de ses tâches. La commission fait preuve d’un tel mépris à l’égard des Magistrats qu’elle ne prend même pas la peine de répondre aux recours introduits devant elle. De surcroît, l’accès à ses procès-verbaux pour pouvoir exercer de façon éclairée les recours juridictionnels est interdit aux Magistrats.
Elle refuse même après avoir siégé, de communiquer aux Magistrats inscrits sur les listes, le résultat de ses délibérations au motif que les délibérations sont secrètes confondant ainsi malicieusement secret des délibérations et secret du résultat des délibérations.
Ces organes jouent le jeu de la chancellerie parce que les personnes qui sont censées y représenter les Magistrats ne sont pas proposées par les Assemblées générales des Cour d’Appel comme le prévoit la loi, mais arbitrairement désignées par les Gardes des sceaux. On n’est donc pas étonné par la convocation des juges du Tribunal de première Instance d’Abidjan par le Garde des Sceaux.
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Sous d’autres cieux, un tel événement entraîne des grèves et des démissions, en Cote d’Ivoire cela n’émeut que le SYMACI. Quand l’inacceptable devient aussi banal, c’est la marque d’une société en péril.
En effet, à son audience du 12 janvier 2018, le Tribunal correctionnel d’Abidjan relaxe les sieurs Ouédraogo Illiase et consorts, poursuivis pour les faits de vol commis, en réunion, de nuit et à main armée et d’association de malfaiteurs, au bénéfice du doute suscitant la colère du Garde des Sceaux qui le 05 février 2018, convoque tous les juges du Tribunal d’Abidjan pour les réprimander au motif qu’il aurait appris, sans apporter aucun début de preuve, que des magistrats auraient été corrompus dans le cadre de cette procédure.
Nous ne reviendrons même pas sur la motivation de la décision parce que le Ministre de la Justice, s’il conteste une décision a le droit légalement de donner des instructions au Procureur de la République pour faire appel.
S’il estime qu’il y a eu corruption, il saisit l’inspection générale pour qu’une enquête administrative soit menée, suivie de la procédure disciplinaire si les faits sont établis. En aucun cas, il n’a le droit de convoquer un juge à son cabinet, à plus forte raison tous les juges d’un Tribunal à propos de décisions qui ont été rendues.
Au Gabon, la convocation d’un seul juge, a entraîné la révolte des Magistrats et la démission du Garde des sceaux. En Côte d’Ivoire ce sont tous les juges qui sont convoqués, et il n’y a aucune réaction.
À la vérité, cette convocation n’est que la suite de graves autres violations de l’indépendance des juges, elles aussi inédites dans l’histoire de la Magistrature.
Il n’est pas en effet, rare que le Garde des Sceaux formalise des instructions aux juges, à travers des circulaires sur la fourchette des peines à appliquer en matière pénale, ou sur la détention préventive.
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Des ordres sont donnés aux juges et une fois de plus cela n’émeut personne. Lorsqu’on s’autorise à agir de façon illégale vis-à-vis d’un groupe, il n’est pas difficile d’imaginer les difficultés du juge pris individuellement.
Face à tous ces faits énumérés, que peuvent faire les magistrats ivoiriens ?
Au lieu de la mise en place d’une véritable politique d’émergence d’une Justice totalement réconciliée avec ses principes et ses valeurs, nous assistons plutôt à une stratégie de désorganisation de l’appareil judiciaire au profit du politique, et de certains individus par l’institution du règne de l’arbitraire au sein d’une Magistrature terrorisée.
Nous dénonçons avec vigueur tous les actes et pratiques méthodiquement utilisés pour briser toute velléité d’indépendance chez le magistrat. Nous ne pouvons continuer ainsi, car la Côte d’Ivoire de demain a besoin d’une Justice forte, et non d’une apparence de Justice !
Voilà pourquoi le SYMACI a décidé de saisir le Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies sur l’indépendance des Juges et des Avocats, et de poser les actes que son Assemblée générale jugera utiles pour obtenir la révision de la Constitution dans le sens de l’instauration d’une Justice indépendante, au service du peuple ivoirien.
Claude Dassé
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