L’ivoirienne Titi Pale est titulaire de deux doctorats dont un en anthropologie sociale, obtenu depuis le 02 février 2016 à l’Université de Paris 8. Ayant déjà à son actif plusieurs ouvrages , elle vient de publier à l’Harmattan-Paris, dans la Collection Afrique en mutations, dirigée par Ange Bergson Lendja Ngnemzué, PhD, HDR, un livre sur le génocide du Rwanda intitulé « Les États-Unis et le Rwanda Génocidaire : Comprendre un manquement diplomatique fatal ! » Entretien !
Vous êtes une chercheuse spécialisée dans les questions de communication et la situation sociale des femmes victimes de la crise ivoirienne. On sait que vous avez fait des recherches dans ces deux domaines, couronnées notamment par un doctorat en anthropologie sociale à l’université Paris 8 en 2016 et par un doctorat en communication politique à l’université de Bordeaux 3 Montaigne en 2018. Vous venez de publier un ouvrage sur les États-Unis au Rwanda génocidaire. Comment atterrissez-vous sur cette question un peu loin de votre terrain d’étude habituel qui est la Côte d’Ivoire en crise ?
Vous avez lâché le mot clé « la crise » ! Je travaille sur les situations de crise et de tension sociale parce que je pense qu’il est important pour tout chercheur en sciences sociales de s’attarder sur les conditions du délitement des liens sociaux qui débouche sur la crise, et de réfléchir sur les ressources de la résilience, et des contributions de tous ordres qui peuvent permettre un retour à un vivre-ensemble juste et convivial.
Je pose mes valises de chercheuse partout où le lien social est distendu, ou a besoin d’être réfléchi et consolidé. C’est un engagement intellectuel et civique qui me motive à chaque fois que je dois me pencher sur un sujet de recherche…
Oui, mais pourquoi précisément le Rwanda ?
J’en viens…J’ « atterris » comme vous le dites sur la question du Rwanda pour deux raisons. D’abord, le génocide est le paroxysme de la haine de l’autre, qui, pour le cas d’espèce, débouche sur le meurtre de masse planifié. C’est pourquoi les faits relevant de ce type de crimes ne sont jamais juridiquement prescrits.
Pour les chercheurs et les différents acteurs de la vie sociale et politique africaine, étudier le génocide rwandais, sa mécanique et ses effets sur les masses va constituer durablement un cas d’école sur ce qu’il faut absolument éviter en toutes circonstances.
De ce point de vue, revisiter le génocide rwandais peut avoir du sens par ces temps de retour de la violence verbale entre communautés ethniques et de tentations identitaires dans le champ politique, en Côte d’Ivoire et ailleurs en Afrique.
Ensuite, vous devez savoir que parallèlement aux études doctorales que j’ai menées et que vous avez évoquées en début d’entretien, je m’intéresse aux questions diplomatiques.
J’ai fait des études diplomatiques à l’Institut diplomatique de Paris (103 rue de Grenelle dans le 7ème arrondissement) et les ambiguïtés des États-Unis à la veille du génocide rwandais étaient au cœur du sujet de recherche pour le mémoire académique que j’ai soutenu en 2018 pour mon master en Diplomatie. Ce livre en est issu.
Quel intérêt de commémorer le génocide du Rwanda, vingt-cinq ans après le génocide ?
Vous savez, le génocide rwandais est le seul au monde qui fait l’objet d’une commémoration réunissant chaque année au moins une trentaine de délégations à Kigali. Le plus important n’est pas de savoir si les autorités rwandaises n’en font pas une tribune pour faire de la politique et masquer des aspects importants comme l’implication de certains membres du gouvernement actuel dans ce carnage que fut l’extermination des Tutsi et des Hutu modérés.
Le symbole de ces commémorations est important : les plus hauts représentants des institutions internationales comme l’Organisation des Nations Unies, l’Union européenne ou l’Union africaine et de nombreux chefs d’État font chaque année le déplacement et prennent la parole à cette occasion, pour répéter qu’il est important que l’humanité renonce définitivement à tout ce qui peut menacer le vivre-ensemble et conduire au meurtre de masse.
Ce n’est pas un affichage, l’affaire est très sérieuse : cette commémoration permanente montre que, lorsque des hommes, des femmes et des enfants sont morts par centaines, uniquement coupables de leurs origines ethniques.
L’oubli est la pire des fautes pour les vivants et les survivants.
Par-delà, ces commémorations cherchent à conjurer le mauvais sort, à vaincre définitivement le Mal des affrontements ethniques en Afrique, à se souvenir du génocide de 1994 au Rwanda comme le dernier en date et à faire en sorte qu’il soit le dernier, tout simplement.
Votre livre est-il une participation à ces commémorations ?
Pas du tout, ce serait un livre d’actualité qui passerait une fois les rideaux tombés sur les commémorations qui durent 100 jours, soit le temps du génocide rwandais, qui s’est déroulé entre avril et juillet 1994.
Mon livre est une approche académique du génocide rwandais, dont le puzzle s’est construit des dizaines d’années avant la commémoration.
Certes, beaucoup a été écrit par les chercheurs sur les causes et les significations profondes de ce meurtre planifié et de masse, mais peu de travaux ont été menés sur la responsabilité américaine dans cette affaire.
Le sujet a été largement abordé, mais seulement par les médias et les témoins directs qui étaient aux affaires au sein des représentations diplomatiques occidentales à Kigali ou impliqués dans les missions militaires de l’Organisation des Nations Unies, de la France et de la Belgique.
Pour dire vrai, journalistes et diplomates ont travaillé à charge ou à décharge, pour ou contre l’administration Clinton, là où une approche froide reste nécessaire. C’est la voie que j’ai choisie, et je puis vous assurer que même après vingt-cinq ans, la recherche universitaire sur les enjeux du positionnement américain dans le Rwanda au bord du gouffre génocidaire de 1994 reste à faire.
Quel est justement l’apport de votre livre à cette analyse scientifique ?
Je propose de réfléchir sur la responsabilité américaine, et sur la conduite inappropriée de l’administration Clinton au Rwanda de 1994 en considérant d’emblée que le thème de l’implication américaine au Rwanda est une affaire de journalistes et d’opinion publique internationale, malheureusement peu traité par la littérature scientifique.
Mon analyse comble cette faille en considérant l’attitude américaine en rapport avec le contexte géostratégique et géopolitique du moment, mais surtout en convoquant le temps long.
En termes simples, comment tout cela est agencé dans votre livre?
Dans mon livre, je fais l’hypothèse qu’on ne saisit l’attitude américaine détestable au Rwanda à la veille du génocide dans sa profondeur qu’en partant des enjeux de l’implantation géographique des Etats-Unis et des Soviétiques en Afrique pendant la guerre froide.
Cette implantation est très marquée par la primauté des intérêts diplomatiques de ces hyperpuissances qui ont tout fait au départ (années 1950) pour s’éviter mutuellement sur le sol africain. Or le frottement de ces intérêts a eu lieu un peu partout, notamment en Afrique centrale autour des matières premières (hydrocarbures et pierres précieuses) et des enjeux politiques (luttes anticoloniales et pénétration du communisme).
Comment cela impacte-t-il la situation rwandaise ?
La zone où se situe le Rwanda a été impactée par ce frottement, qui a abouti à la crise durable des frontières de cette géographie des intérêts, dans toute la région des Grands Lacs. Je note aussi que l’année 1986 inaugure l’ère des décompositions des États africains, notamment en raison du dégel Est-Ouest qui modifia considérablement la cartographie, la structure et la caractérisation des conflits inter et infra-étatiques.
Si l’Afrique n’avait plus d’intérêt stratégique pour les États-Unis et l’URSS en raison de la fin de la guerre froide, elle a été prise à la gorge par des velléités sécessionnistes ou révolutionnaires internes qui partout menacèrent les pouvoirs fragiles. Dans cette conjoncture critique, le Rwanda est justement un cas d’école : si l’histoire du délitement du vivre-ensemble dans ce pays remonte à l’organisation sociale et politique précoloniale, la guerre civile à base identitaire qui se déroule entre 1990 et 1993 est un effet d’opportunité de la fin de la guerre froide.
Les principaux agresseurs de la souveraineté rwandaise, le Front Patriotique Rwandais (FPR), ont largement profité du soutien actif et militaire ougandais, un pays pris d’assaut en 1986 par une guérilla conduite par Yoweri Museveni, qui avait aussi largement profité de cette décomposition.
La crise de la souveraineté du Rwanda est donc à situer dans cette spirale infernale provoquée par la fin de la guerre froide, qui déclenche un effet dominos dans tout le continent africain, et plus encore dans la région des Grands Lacs.
Comment cette conjoncture impacte-t-elle la position américaine au Rwanda en 1994 ?
L’attentisme et les manquements américains au Rwanda sont inséparables du recul d’intérêts suite à la fin de la guerre froide. La Somalie est un précédent qui impacte le Rwanda. En effet, ce pays de la corne de l’Afrique est l’un des premiers États à être impactés par le dégel Est-Ouest de 1986, qui a recomposé les rapports de force internes et conduit à la déroute du gouvernement de Syad Barré.
Les États-Unis ont regardé la situation de loin jusqu’à l’implication des Nations Unies au début des années 1990.
La débâcle des Marines à Mogadiscio en octobre 1993 va traumatiser l’administration et l’opinion publique américaines. Bill Clinton décide de geler toute intervention extérieure, sauf cas de menace sur les intérêts géopolitiques des États-Unis.
En outre, le malheur du Rwanda est de se trouver dans une zone grise où les conflits internes ont des contours flous et débordent le périmètre des États.
Faute de connaissances poussées sur la géopolitique de la région et d’absence de volonté politique sur de nouvelles interventions en Afrique, l’hyperpuissance américaine s’est tassée sur le Rwanda, ne faisant rien et encourageant cyniquement tout le monde à ne rien faire.
Si le Rwanda a ainsi été victime de sa position dans des entrelacs des considérations géopolitiques et stratégiques qui le dépassent, que nous apprend cette attitude américaine sur la diplomatie US dans ce massacre de masse planifié ?
L’attitude américaine au Rwanda est glaçante. Laisser mourir des centaines de gens pour cause d’absence d’intérêt immédiat est inqualifiable. En même temps, le cas rwandais met en relief les dessous d’une diplomatie américaine froide et sans émotion qui a raisonné par coûts et bénéfices de l’intervention au Rwanda. Cela peut être contestable, mais nous donne à constater qu’en diplomatie comme dans l’ensemble des relations internationales, pas d’intérêts, pas d’actions.
Comment cette attitude coupable des États-Unis a joué dans les relations post-génocidaires avec le Rwanda ?
Le génocide rwandais structure toute la relation des États-Unis avec le pouvoir de Kigali, qui est pratiquement le même depuis l’arrêt des massacres.
En dehors du développement économique visible du pays, le président Paul Kagamé a fait de la mémoire du génocide le cœur de sa stratégie en matière de politique étrangère et de respectabilité internationale, continuant de marteler que le génocide était l’œuvre des puissances étrangères complices. Ce qui n’est que moyennement vrai, les tueries et leur planification étant le fait des Rwandais eux-mêmes.
Qu’importe : la politique de reconstruction psychologique et symbolique du lien social national profite énormément de cette propagande, qui surfe sur le mythe d’un peuple Phoenix qui renaît de ses cendres en dépit de la haine étrangère.
Du côté des États-Unis, ce choix stratégique de la non-intervention impacte évidemment la diplomatie de l’après-génocide. Mais on a pu repérer une diplomatie de la repentance pendant la première décennie de l’après-génocide, Georges W. Bush a amorcé une politique de la mutualisation des intérêts, faisant de Kagamé le pivot de sa politique anti-génocidaire du Soudan au Darfour. Depuis 2012, les choses ont profondément changé : l’Amérique d’Obama a tracé une ligne rouge aux incursions rwandaises au nord Kivu Congolais, inaugurant une diplomatie progressivement débarrassée des effets du génocide. On reparle même d’une convocation des membres du gouvernement rwandais devant les tribunaux pour participation aux crimes de génocide. Pourquoi pas Kagamé lui-même à l’avenir ?
Charles K.