Comment progresser sans se remettre en cause ? Toute société qui aspire au progrès doit procéder à son examen de conscience régulier: elle le fait par l’autocritique de ses religieux, de ses politiques, de ses intellectuels, de ses leaders associatifs, mais aussi bien sûr, de ses magistrats et de ses citoyens ordinaires. Pourquoi cette mise à jour des valeurs d’humanité d’une société donnée s’impose-t-elle, me demanderez-vous? Pour au moins trois raisons: d’abord, la société change, et avec elle ses aspirations sociales, culturelles, économiques, politiques et spirituelles.
Une nation qui a bâti son Etat à l’époque agraire primaire, à titre d’exemple, se doit de repenser ses structures physiques, psychiques institutionnelles et spirituelles, quand elle bascule dans l’ère de l’agriculture industrielle et de l’économie mondialisée.
Ensuite, l’autocritique des valeurs est nécessaire parce que le sens des normes régnant dans la société est parfois inaccessible à certains de ses nouveaux ou anciens membres, y compris quand ces valeurs méritent encore d’être considérées comme bonnes et fécondes. IL convient donc de toujours expliquer, de toujours faire comprendre les valeurs régnantes, si l’on ne veut pas qu’elles passent pour des dogmes raidis par l’incompréhension mutuelle.
Enfin, l’autocritique de la société globale est nécessaire, car c’est elle qui ravive la lumière des tâches urgentes, prioritaires, qui constituent le terreau de l’espérance légitime des peuples et des citoyens. Pourtant, les espaces publics africains ne nous offrent-ils pas l’expérience d’une résistance tous azimuts à l’esprit de l’autocritique?
Dans les Etats démocratiques africains comme dans ceux qui persistent dans la voie de la dictature, j’observe en réalité de nombreuses résistances à la tradition autocritique. Je voudrais en étudier quelques-unes dans les lignes qui suivent, afin de hâter les mutations nécessaires à la résolution des problèmes cruciaux du continent natal de l’Homme.
I. Les ennemis de l’autocritique africaine
J’observe qu’il existe cinq réflexes de pensée nocifs à l’auto-mise en examen des sociétés africaines contemporaines: la dogmatique misonéiste des générations anciennes; la victimisation de soi par l’Histoire; le rapport purement instrumental à la technoscience; la suspicion systématique envers la créativité individuelle et collective; les préjugés du chauvinisme ethnoculturel, racial et de genre.
Dogmatique de l’âge…
La dogmatique misonéiste des générations anciennes se manifeste par la tendance continentale à l’accaparement des fonctions dirigeantes par les Africains les plus âgés, au nom de la sagesse supposée naturelle des Anciens. Comme si l’on ne connaissait pas, çà et là, des sages de 30 ans et des imbéciles de 90 ans. Et vice-versa. Le misonéisme ici consiste dans le refus du renouvellement dynamique du corps sociopolitique, par un discours normatif qui assène que tant que tous les plus vieux ne sont pas encore morts, les plus jeunes demeurent essentiellement des enfants. On aboutit ainsi à une pétrification et une momification des sociétés africaines par le haut, car ceux qui sont supposés préparer l’avenir n’en n’ont souvent plus un. Et ceux pour qui l’on doit préparer l’avenir sont d’ores et déjà marginalisés dans le présent. L’Afrique offre ainsi au monde l’un des plus redoutables spectacles de gérontocratie de tous les temps. Comme si la sagesse n’était pas par essence l’art du retrait pour que d’autres vivent, ce mystérieux Tzimtzum dont la Kabbale nous dit qu’il serait l’art par excellence de Dieu.
Victimisation systématique de soi…
La victimisation de soi par l’Histoire a trouvé son point d’orgue dans le phénomène continental de l’anticolonialisme dogmatique, auquel j’ai consacré de nombreuses analyses dans mon livre de 2012. Au lieu d’’assumer une histoire faite de victoires et de défaites, comme une dialectique de la liberté, les opinions africaines sont assommées par l’attente d’une libération par l’Autre qui ne vient jamais, puisque la liberté est l’arrachement à soi-même, par la volonté d’être acteur du monde soi-même. Or, écrire son Histoire, ce n’est pas seulement s’efforcer de la comprendre objectivement, c’est aussi du même geste s’armer de lucidité, de courage et de créativité pour la faire.
Schizophrénie normalisée…
Le rapport instrumental à la technoscience s’exprime dans la double conscience d’une Afrique qui va à l’école de la science matérialiste planétaire tout en confiant l’initiation spirituelle de ses enfants aux charlatans de tous poils. On va à l’école, dit-on çà et là, pour avoir des diplômes, un bon salaire et une bonne vie. Puis, dans la pénombre des soirs, on se fie tout allègrement aux simagrées d’un sorcier surdoué en effets spéciaux. Comme si la bonne vie humaine se réduisait au fait de se bourrer le crâne de recettes intellectuelles et la panse de bonnes nourritures terrestres. Du coup, la technoscience n’est pas assimilée dans la dynamique d’une civilisation de la dignité humaine, qui mettrait le savoir matérialiste au service d’une sagesse civilisationnelle à la hauteur de nos désirs dispersés de dignité. D’où l’espèce de schizophrénie collective qui règne entre les normes du jour et celles de la nuit. On fait le jour, le contraire de ce qu’on fait la nuit. On adore le jour le Dieu solaire. La nuit, le prince des Ténèbres. Comme si le savoir technoscientifique était incompatible avec une Foi éclairée pour la construction de l’humanité en Temple de Bienveillance.
Persécution des créatifs…
La suspicion systématique envers les Africains créatifs devient l’obsession de la famille, du quartier, de la ville, de la nation, du continent même, qui les regardent comme des gens qui veulent seulement « se montrer », dans un monde qui devrait demeurer le même pour toujours. A travers l’Afrique des villes et des campagnes, le créatif politique, artistique, scientifique ou spirituel est regardé dans le meilleur des cas comme un oisif sympathique, dans le pire des cas comme un marginal nuisible. L’Afrique pullule de gens qui, dit-on, « dérangent les gens », alors même que ce sont eux qui dessinent les pistes du futur par leur incorrigible et féconde insurrection. Dans moult pays africains, on a ainsi vu le lexique des injures intégrer la notion d’opposant politique, comme pour diaboliser par définition le droit au dissentiment et l’insoumission des citoyens qui résistent à la tentation d’impunité des pouvoirs.
La haine persistante de la différence…
Et toute cette ambiance de résistance à l’autocritique culmine dans le rejet de l’Etranger, de la Femme, du Malade, du Vieillard, du sexuellement différent, qui s’impose comme une tradition africaine contemporaine. On croit que l’Autre doit absolument être conforme à soi. On ne lui pardonne pas d’interpréter d’une toute autre façon la symphonie pourtant mystérieuse de la vie. Or les différences légitimes qui ne remettent pas en cause ma différence légitime sont-elles à considérer comme un crime? Loin s’en faut, puisque la société respire en réalité par la complémentarité de ses altérités, dans le respect mutuel de l’intégrité et de la dignité des personnes. Les récents événements xénophobes sud-Africains, les expulsions africaines de Guinée équatoriale ou du Gabon, les scènes de lynchages collectifs des sexuellement différents, les tragédies migratoires du Sahara et de la mer Méditerranée ne sont-ils pas là pour nous rappeler que sans un regard radicalement humain de l’Africain sur l’Autre Africain, point d’espérance d’une respectabilité planétaire de l’humanité africaine?
Dans la deuxième partie de la présente réflexion, nous nous mettrons en chemin vers les pistes de réinvestissement de l’énergie autocritique dans la société africaine globale. Affaire à suivre donc…
Une tribune internationale de Franklin Nyamsi – Professeur Agrégé de philosophie – Paris, France-