La 18e édition du Printemps des poètes des Afriques et d’Ailleurs dirigée par son Président-fondateur Thierry Sinda, commémorera les cents ans de la remise du prix Goncourt, en 1921, au Guyanais noir René Maran pour son livre Batouala, véritable roman nègre (éditions Albin Michel). L’événement, qui se tiendra à Paris du 19 au 28 mars, sera animé par l’acteur-metteur en scène franco-algérien Moa Abaïd. La caution morale, intellectuelle et historique est apportée par Martial Sinda, parrain de l’édition, premier poète de l’Afrique Equatoriale française, professeur honoraire à la Sorbonne-Nouvelle, jeune compagnon de lutte de René Maran, et président de l’Association des amis de René Maran. Rencontre avec le poète et universitaire Thierry Sinda.
Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel se déroule l’histoire du roman Batouala ?
-Thierry Sinda : Batouala est un roman qui nous décrit la vie quotidienne d’un village en Oubangui-Chari à l’époque coloniale : fête de circoncision, faune, flore, rivalités, commérages, etc. René Maran présente son travail comme une captation de la vie quotidienne qu’il avait pu observer en Oubangui-Chari (Centrafrique) au moment où il y était administrateur de colonie. Il l’explique dans la préface à son roman : « Vous savez avec quelle ardeur je souhaite la réussite de ce roman. Il n’est, à vrai dire, qu’une succession d’eaux-fortes. Mais j’ai mis six ans à le parfaire. J’ai mis six ans à y traduire ce que j’avais, là-bas, entendu, à y décrire ce que j’avais vu. // Au cours de ses six années, pas un moment je n’ai cédé à la tentation de dire mot. J’ai poussé la conscience objective jusqu’à y supprimer des réflexions qu’on aurait pu m’attribuer. ». Nous sommes dans la lignée, et à la limite à la fois, de l’ethnographie, du roman réaliste, naturaliste et régionaliste.
Pourquoi René Maran a-t-il sous-titré Batouala : véritable roman nègre ?
–Thierry Sinda : En sous-titrant son roman « véritable roman nègre », il s’oppose au « faux roman nègre ». En fait, il s’oppose au roman colonial saturé de clichés et de partis prisdouteux véhiculés par le conscient et l’inconscient collectifs du colonisateur. Dans celui-ci le colonisateur approche les personnages noirs de l’extérieur, souvent de manière minimaliste, en les réduisant au rang de décor, et en leur faisant parler un français banania. René Maran recourra à l’objectivité en donnant pour la première fois dans la littérature française un comportement, une vision, une parole, une authenticité à ses personnages noirs qui jugeront les Blancs sans concession. C’est ainsi que le poète et théoricien Léopold Sédar Senghor le présentera comme le « précurseur de la Négritude ». Maran transmettra aux poètes révoltés de la Négritude l’affirmation identitaire noire, et la dénonciation des excès coloniaux voire du colonialisme.
Vous avez coutume de diviser la Négritude en deux générations pouvez-vous nous expliciter votre classification ?
-Thierry Sinda : Sous l’angle culturel la Négritude est un mouvement qui a été étudié de manière parcellaire voire partiale (pourrait dire René Maran). Dans tout mouvement culturel, il a un précurseur, un pape, un théoricien et des disciples. Si vous réduisez un mouvement à trois personnes non seulement, à mon avis, vous êtes dans l’erreur, mais encore vous faites un contresens difficilement pardonnable. Dans le mouvement poétique de la Négritude : le précurseur est René Maran, le Pape : Aimé Césaire (l’inventeur du mot« négritude » en 1939 dans Cahier d’un retour au pays Natal), le théoricien Léopold Sédar Senghor (avec Anthologie de la Nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, en 1948), et on pourrait ajouter le propagateur Léon-Gontran Damas (auteur de Pigments en 1937). Il est vrai que tout cela n’est point aisé à démêler, étant donné les fortes personnalités des acteurs de ce mouvement. Ensuite, vous avez les disciples avec leur personnalité régionale, leur tempérament. La génération des années 1940 sont les poètes de l’anthologie de Senghor parmi lesquels : Jacques Rabémananjara, BiragoDiop, Flavian Ranaivo, Jacques Roumain, Guy Tirolien, Paul Niger… ; La génération des années 1950 est constituée parBernard Dadié, Paulin Joachim, David Diop, Elongué Epanya Yondo, Viderot Mensah, Francesco N’Distouna, Keita Fodéba, Lamine Diakhaté, Pierre Bambote, René Depestre, Edouard Glissant, Martial Sinda et Annette Mbaye d’Erneville (la première poétesse d’Afrique noire francophone). Au moment des indépendances la Négritude cède la place aux littératuresnationales africaines et régionales antillo-guyanaises.
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Et que dites-vous de la Néo-Négritude dont vous êtes l‘initiateur ?
– Thierry Sinda : La Néo-Négritude est un mouvement diasporique comme la Négritude, on rejoue la même partition sur les bords de la Seine, avec des poètes de l’Afrique, de la Caraïbe et de l’Océan à une époque post ou néo-coloniale. Nous faisons la même revalorisation culturelle du monde dans les lettres françaises en l’adaptant à notre époque où le Noir et sa culture demeure encore victime du racisme.
Pouvez-nous dire comment votre père Martial Sinda a rencontré René Maran dans les années 1950 au moment de la Négritude triomphante ?
-Thierry Sinda : Je ne voudrais pas sur ce sujet griller la politesse à M. René Maran, Je le laisse donc vous répondre : « Je connais M. Martial Sinda, ce tout jeune homme est venu me voir, il y a deux ans, et a soumis ses premiers vers à mon jugement. Je les ai lus avec autant d’émotion que de sympathie parce qu’il est né à M’Bamou (en fait M’Bamou Sinda, le village du chef Sinda Mantsamou, son père) , non loin de Brazzaville, et que je m’intéresse d’assez près à tout ce qui me rappelle l’Afrique Equatoriale (où René Maran a étéadministrateur de colonies)[…] Premier chant du départ est placé sous le double signe de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire […] . Tous (ces auteurs) sont animés de la même sainte révolte contre les abus et les excès qu’ont subi autrefois leurs ancêtres …» Extrait de Chronique de René Maran sur le poète Martial Sinda, diffusion sur Radio Outre-Mer le 18 juillet 1955 (billet reproduit intégralement dans mon ouvrage Anthologie des poèmes d’amour des Afriques et d’Ailleurs, Orphie 2013).
Votre père Martial Sinda était donc un proche de René Maran
-Thierry Sinda : Oui mes parents étaient des proches de René Maran et de son épouse Camille, j’aborde ce point dans mon essai René Maran, Père de la littérature nègre en français, qui paraîtra au courant de l’année 2021.
Votre commémoration sera au plus près des mannes de René Maran, dites-vous ?
Oui effectivement ! On dira des poèmes sur la tombe de René Maran sise au Cimetière Montparnasse (Paris 14e) ; On passera par la Société des Poètes français (dont René Maran est devenu membre en 1912) ; On passera également par l’hôtel Stella où les étudiants René Maran et Félix Eboué partageait une chambre ; et pour compléter notre ballade poétique guyanaise on ira tous au Panthéon où repose Félix Eboué, et on traversera le jardin du Luxembourg (où flânaient jadis Félix et René) et on s’arrêtera devant la statue du Président du Sénat Gaston Monnerville originaire de Guyane !
Quels sont les autres moments forts de la 18e édition ?
L’hommage que nous rendrons à notre petit chevalier de la poésie de la Néo-Négritude, feu la Princesse-poétesse Houria – avec ses boucliers-poèmes biographiques et événementiels – décédée du coronavirus ; et celui que nous rendrons à notre doyenne la poétesse Sophie Cerceau récemment rappelé à Dieu ; et bien entendu les prestations des poètes. Je vous renvoie à notre site internet.
recueillis par Sandrine Delcourt
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