À première vue, il s’agissait d’une information économique comme une autre. Le 10 février 2016, Petroci, la société pétrolière de l’État ivoirien, annonçait la vente de son réseau de distribution de carburants à la société privée Puma Energy, basée en Suisse.
L’année dernière, Petroci a accusé une perte de 75 % de ses recettes à cause de la chute des prix mondiaux du pétrole. La vente d’une partie de ses actifs devrait rapporter quelque 30 millions de dollars US à la société et semble donc relever d’une décision économique avisée.
Mais, c’est aussi une décision très controversée. En effet, en Côte d’Ivoire, le nom de Puma Energy est associé à la pire catastrophe environnementale que le pays n’ait jamais connue.
Le 19 août 2006, le pétrolier Probo Koala, affrété par la société multinationale de courtage pétrolier basée aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Suisse, Trafigura Beheer BV, a déchargé 500 tonnes de déchets pétrochimiques hautement toxiques sur différents sites d’Abidjan, la capitale commerciale de la Côte d’Ivoire.
Au départ, l’élimination des déchets devait avoir lieu au port d’Amsterdam, mais Trafigura a estimé que le coût de leur traitement dans des conditions sûres – 500.000 euros – était trop élevé.
Cinq tentatives plus tard – à Malte, en Italie, à Gibraltar, en France et au Nigéria –, la compagnie Tommy, une société privée ivoirienne contractée par Puma Energy, a proposé de se débarrasser des déchets pour 13.000 euros.
Le déversement a eu lieu dans plusieurs décharges à ciel ouvert dans des zones résidentielles pauvres de la ville, sans aucune capacité pour traiter les déchets.Selon les informations officielles, l’exposition aux déchets toxiques a provoqué 17 décès et plus de 100.000 personnes ont eu recours à des soins médicaux pour des symptômes allant d’irritations cutanées à des vomissements, de difficultés respiratoires à des brûlures chimiques.
Amnesty International a qualifié l’incident de « l’une des plus grandes catastrophes industrielles du 21e siècle ». Les habitants craignent que les effets de la pollution se fassent encore ressentir aujourd’hui et l’émotion est toujours vive.
Certains médias ivoiriens n’hésitent pas à qualifier les sociétés impliquées de « bourreaux d’Abidjan ».
Trop peu de responsabilités
La première des doléances a trait à la façon dont Trafigura et Puma Energy (qui est désormais la copropriété de la société pétrolière publique angolaise, Sonangol) ont été tenues responsables.
En 2007, à peine quelques mois après la catastrophe, Trafigura est parvenue à un accord avec le gouvernement ivoirien : elle acceptait de verser une indemnisation de 95 milliards de francs CFA (soit environ 195 millions de dollars US) et obtenait en retour la garantie que les autorités ivoiriennes n’entameraient aucune poursuite.
Trafigura a aussi eu affaire à la justice dans les pays dans lesquels elle est légalement implantée. En 2010, un tribunal hollandais l’a jugée coupable d’exportation illégale de déchets des Pays-Bas et l’a condamnée à une amende d’un million de dollars US, mais aucune enquête n’a été menée sur ce qui s’est produit en Côte d’Ivoire.
Dans le même temps, au Royaume-Uni, Trafigura a obtenu un accord à l’amiable en vertu duquel elle s’est engagée à verser environ 1500 dollars US à chacun des 30.000 plaignants, mais, une fois encore, sans aucune reconnaissance de responsabilité.
Pour Amnesty International et Greenpeace, les deux ONG internationales qui suivent le scandale depuis le début, il n’y a aucune justice dans ces accords.
Dans un rapport commun des ONG de 2012, on peut lire : « Au vu de tout ce qui aurait dû être fait et ne l’a pas été – contraindre la société à rendre compte de l’ensemble de ses actes, divulguer toutes les informations et veiller au versement de dédommagements à tous ceux qui y ont droit – on peut affirmer que le déversement de déchets toxiques à Abidjan en 2006 n’est pas seulement un crime du passé : c’est un déni de justice qui se poursuit aujourd’hui ».
Pour les victimes du déversement des déchets en Côte d’Ivoire, la situation a encore empiré en 2010 lorsque 4,65 milliards de francs CFA (environ 8 millions de dollars US), provenant du fonds d’indemnisation britannique, ont abouti entre les mains de la Coordination nationale des victimes des déchets toxiques (CNVDT), une organisation factice représentant les victimes.
Un ministre du gouvernement du Président Alassane Ouattara, impliqué dans le scandale, a été limogé en 2012.
La bataille juridique à propos du détournement des fonds destinés aux victimes est toujours en cours. Environ 6000 des 30.000 personnes concernées attendent toujours un dédommagement.
Charles Koffi est l’une d’entre elles et c’est lui qui a intenté des actions contre la CNVDT, en tant que Président du Réseau national pour la défense des droits des victimes des déchets toxiques en Côte d’Ivoire (RENADVIDET-CI).
Il ne mâche pas ses mots à propos de l’accord entre Puma Energy et Petroci : « L’État ne se soucie que des intérêts de Trafigura et de ses filiales », confie-t-il aux journalistes d’Equal Times. Son amertume provient aussi de la promesse électorale de 2010 du Président Ouattara de veiller à une conclusion transparente de la saga judiciaire de Trafigura. « Il n’a pas du tout tenu sa promesse », ajoute-t-il.
De son point de vue, l’injustice économique est double : il y a d’abord celle subie par la Côte d’Ivoire, un pays aux piètres réglementations en matière de sécurité et au PIB inférieur aux bénéfices annuels de la société multinationale de courtage pétrolier qui a empoisonné ses terres ; et puis, celui dont ont été victimes des milliers d’Ivoiriens vulnérables qui n’ont pas pu percevoir les maigres compensations qui leur étaient dues.
Mieux en Côte d’Ivoire qu’ailleurs
Pour autant, tout le monde ne s’oppose pas à l’accord. « Il n’a jamais été interdit à Puma Energy de travailler en Côte d’Ivoire. La société paie des impôts et des droits depuis l’affaire des déchets toxiques. Pourquoi prendre le prétexte de ce projet [l’accord entre Petroci et Puma] pour exhumer le passé et prétendre que Puma Energy devrait être disqualifiée ? », rétorque Alice Ouedraogo, une journaliste ivoirienne et burkinabè, spécialiste de la politique ivoirienne et écrivant pour Afrikipresse.
« Puma Energy n’a aucun intérêt à trouver un accord avec Abidjan ni à verser des dédommagements aux victimes si ce n’est pas pour maintenir sa présence en Côte d’Ivoire. Faire en sorte que Puma Energy reste en Côte d’Ivoire n’est-elle pas la meilleure façon d’indemniser les victimes, en plus de dépolluer les sites contaminés ? », s’interroge-t-elle.
Pour Lucy Graham, une conseillère juridique au sein de l’équipe Responsabilité des entreprises en matière de droits humains d’Amnesty International, c’est vrai que légalement, rien n’empêche Trafigura et Puma Energy de faire affaire, c’est plutôt une question d’éthique. « Trafigura est parvenue à échapper à ses responsabilités d’une façon qui n’aurait pas été possible si l’accident s’était produit en Europe », explique-t-elle à l’équipe d’Equal Times. « Depuis 2006, en Côte d’Ivoire, les échanges commerciaux priment sur les droits humains. »
Alors que le combat juridique pour les indemnisations se poursuit, l’incertitude qui plane à propos de la décontamination correcte des sites touchés est une autre source d’inquiétudes considérable pour les 1,9 millions d’habitants d’Abidjan.
En 2012, le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et le gouvernement ivoirien ont conclu un accord en vue d’une nouvelle évaluation en profondeur dans la mesure où, « malgré les nettoyages des sites, la communauté locale reste fortement inquiète à propos des effets persistants sur la santé et l’environnement du déversement des déchets ».
Néanmoins, pour l’heure, aucune évaluation sur le terrain n’a été entreprise.
Muralee Thummarukudy, un expert environnemental du Service des situations post-conflictuelles au PNUE, explique aux journalistes d’Equal Times : « Nous n’avons pas encore commencé à travailler sérieusement, car nous attendons le paiement de l’évaluation de la part du gouvernement de Côte d’Ivoire. Aux dernières nouvelles, le premier versement aurait été effectué récemment. »
Tant que cette évaluation n’est pas faite, les résidents les plus vulnérables d’Abidjan continueront de lutter contre les conséquences d’une catastrophe environnementale qui a été causée par des hommes et qui n’aurait jamais dû se produire.
par Roberto Valussi
En Côte d’Ivoire, les affaires toxiques continuent comme si de rien n’était