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    Côte d’Ivoire : « Pas de réconciliation sans un bilan scientifique et partagé de la guerre » (Dr Titi Palé )

    Côte d’Ivoire : « Pas de réconciliation sans un bilan scientifique et partagé de la guerre » (Dr Titi Palé )
    Publié le
    Par
    Charles Kouassi
    Lecture 8 minutes
    Salon des banques de l'UEMOA et des PME

    L’ivoirienne Palé Titi Eri Aramatou est l’auteur de la thèse intitulée « Une anthropologie sociale des victimes de la guerre civile ivoirienne (2002-2012): témoignages, accompagnement et initiatives des femmes déplacées » , soutenue avec mention très honorable en Février 2016 , sous la direction de Sylvain Lazarus, professeur d’anthropologie, Diss. Paris 8, 2016. Dans cet entretien elle en livre au grand public l’intérêt de ses recherches universitaires et parle des enjeux de la réconciliation dans son pays.

    Vous venez de publier un ouvrage sur une recherche universitaire portant sur les femmes victimes de la guerre civile ivoirienne. De quoi s’agit-il ?

    Titi Palé : En fait ce livre est l’essentiel de ma thèse de doctorat en anthropologie sociale, que j’ai préparée et soutenue à l’université Paris 8 en France le 11 février 2016 . Bien entendu, ce travail a été dépouillé de ses aspérités académiques pour être accessible au grand public

    Q :Quelle est le fil conducteur de l’ouvrage ? 

    TP : Dans le livre, je me place sous les grilles de l’anthropologie sociale pour observer patiemment la situation de ceux qui ont été présentés au lendemain de la guerre civile (2002-2011) comme des « Personnes déplacées internes (PDIs) », en me focalisant sur les femmes qui constituaient l’essentiel des victimes classées dans cette catégorie. Mon travail a fait le choix d’une approche ethnographique, qui permet de regarder ces femmes non pas de l’extérieur ou de ce que je pouvais en penser, mais en m’appuyant sur les récits qu’elles donnaient de leur propre situation et de leur propre vécu de personnes meurtries par la guerre et devant faire face aux contraintes de la vie de tous les jours. Le livre a donc une forte dimension biographique, les victimes étant les auteurs de ce que le texte dit de leur sort. Mais il ne s’agit pas d’une compilation de situations et de parcours tragiques et chaotiques : on fait aussi le point sur la volonté des victimes à se battre pour s’en sortir, et le bilan de l’assistance publique ainsi que des apports de la société civile qui ont volé à leur secours. 

    Q :Quel est le contenu des parties et des chapitres ? 

    L’objectif de la première partie a été de décrire le contexte dans lequel l’étude de terrain a été menée. À cette occasion, nous avons mis en avant les éléments à la base du cadre et des objectifs de l’enquête. Dans le détail, le premier chapitre présente le cadre empirique de la recherche. Le contexte sociohistorique de la crise sociale ivoirienne a fait l’objet du second chapitre, qui propose les clefs de lecture de la lente décomposition du lien social dont le paroxysme a été l’éclatement de la guerre civile, dans un pays dépendant d’une arboriculture qui nécessite l’importation d’une main-d’œuvre abondante. Dans la deuxième partie, nous revenons sur l’histoire immédiate de la décennie de guerre civile (2002-2011). La crise de succession d’Houphouët-Boigny est ainsi mise en résonnance avec l’évolution en crise des rapports ethno-régionaux. La coagulation de ces deux crises de l’après Houphouët en guerre civile a fait des victimes très mal encadrées (chapitre 3).En termes de prise en charge, les balbutiements de l’État et de la société civile autour de ces victimes ont été analysés, mettant en lumière une critique de la solidarité institutionnelle (chapitre 4). Enfin, la troisième partie a mis en exergue la continuité entre la guerre civile et la reconstruction des femmes PDIs. Des récits de vécus de temps de guerre ont été recueillis, complétés par quelques parcours de réinsertion sociale qui montrent que les femmes PDIs mobilisent leurs propres ressources pour s’en sortir (chapitre 5). Complétant ces efforts individuels pour s’en sortir, la théorie de l’anthropologie du nom, proposée par Sylvain Lazarus, a aidé au chapitre 6 à analyser les handicaps et les contraintes de la vie de tous les jours des victimes comme des moments de réinvention de soi « à distance de l’État ». 

    Q :Quel accueil a été réservé à cet ouvrage ? 

    Je vous avoue que la communication autour de l’ouvrage ne fait que commencer ! Mais je n’ai pas de doute que le texte sera très bien accueilli dans les milieux spécialisés et auprès d’un public plus large. Il y aura une montée en puissance de l’intérêt autour de ce livre, du côté de l’État où un ministère en charge des victimes a été créé et placé sous la responsabilité d’une éminente anthropologue, Mme Mariatou Koné qui m’a d’ailleurs fait l’honneur d’une présence à mon jury de soutenance à Paris comme pré-rapporteur de ma thèse. Les associations de soutien aux victimes, les ONG spécialisées et les organisations spécialisées ont déjà signalé leur intérêt pour cet ouvrage qui permet de comprendre ce pan essentiel de la sortie des conflits qu’est la situation et le point de vue des victimes. Les choses peuvent prendre du temps, mais cette étude ne manquera pas de devenir un support important pour les séminaires sur le conflit ivoirien et les stratégies de sortie de crise. Vous savez, cet ouvrage fait partie des premières –et rares- lectures scientifiques de cette saloperie de guerre qui nous est arrivée. Je tente en fait de voir comment les victimes tentent de se tirer d’affaire, de se sortir du piège de la guerre qui s’est déportée à l’intérieur de chacune d’elles, sous formes de chocs traumatiques et de multiples séquelles physiques et psychologiques avec lesquelles les victimes, malgré elles, sont tenues de vivre. Pour ces victimes, la guerre est toujours là, et il faut expliquer calmement ce qu’il s’est passé dans des travaux universitaires ou relevant de l’expertise, pour que les uns et les autres défassent les liens que le vécu de guerre a noués autour d’eux. Plus largement, on ne refait pas le lien social, si profondément brisé par la guerre civile, sans passer par une analyse froide et objective de ce qu’il s’est passé. La réconciliation nationale ne se fera pas sans un bilan scientifique et partagée de la guerre. 

    Q :A vous entendre, il y a encore du boulot !

    TP : Oui ! Les chantiers sont nombreux pour recréer le vivre-ensemble, et la pacification et la professionnalisation de l’armée pour que cessent les bruits de bottes sont un challenge parmi tant d’autres. On doit pouvoir faire l’inventaire de la guerre civile, saisir leur impact sur les gens pour être capable de sensibiliser la société et tenir les générations suivantes à distance de telles folies humaines. Travailler sur les victimes, c’est véritablement prendre le mal de la guerre à partir de la racine, en se concentrant sur le sort de celles et de ceux de nos concitoyens qui sont marqués à vie par cette guerre. Je trouve que trop de préoccupations transversales (élections, constitution, succession, etc.) mais tout aussi importantes, j’avoue, ont noyé et pollué cette tâche essentielle qu’est la prise de parole, universitaire, civile, politique sur la guerre civile et ses dégâts sur ceux qui l’ont subie dans leur chair. Il faut organiser la maîtrise de la mémoire de cette guerre et les universitaires, comme tout le monde d’ailleurs, doivent prendre leur part. Il faut connaître cette guerre civile plutôt que de la gommer. Ne pas considérer la vie des victimes, c’est commencer à gommer cette guerre, et ne me dîtes pas qu’il est temps de passer à autre chose. Les nations et l’humanité gagnent en grandeur et en progrès chaque fois qu’on prend le temps de comprendre, de disséquer une guerre finie où il a été question de tuer ou d’humilier des gens pour leurs différences raciales, ethniques, etc. L’histoire de la Shoah et le travail autour de la mémoire de cette atrocité sont là pour nous montrer comment fonctionnait la technologie de cette machine atroce, et nous donnent des leçons sur la transmission des témoignages. Nous devons faire pareil avec notre mémoire de la guerre civile ivoirienne : ne jamais se lasser de décrypter, d’analyser, et surtout d’écouter les victimes pour transmettre. Le « jamais plus ça » ne doit pas être un simple slogan, mais un leitmotiv pour regarder en face cette guerre, et ce qu’elle a fait à ses victimes et à ses héritiers que nous sommes.

    Q :Quel est votre prochain projet sur le sujet? 

    TP : Depuis ma soutenance de thèse de doctorat, j’ai continué de travailler en anthropologue auprès des femmes PDIs et dois publier prochainement une étude sur leurs capacités de résilience, cinq ans après la fin de la guerre. Le travail étant en cours, je n’en dirai pas plus. Mais aussi longtemps qu’il existera des victimes de la guerre civile ivoirienne, j’y porterai mes lunettes d’anthropologue. C’est donc un travail de longue haleine. 

    Q :Peut-on s’attendre à des ouvrages non universitaires de votre part? 

    Pour l’instant, l’analyse sociale est mon seul champ d’intérêt. Je peux vous assurer que ce n’est pas de tout repos, et c’est déjà beaucoup.

    Réalisé par Alice Ouedraogo

    1- Pale, Titi Eri Aramatou. Une anthropologie sociale des victimes de la guerre civile ivoirienne (2002-2012): témoignages, accompagnement et initiatives des femmes déplacées, sous la direction de Sylvain Lazarus, professeur d’anthropologie, Diss. Paris 8, 2016.

     

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