Les phénomènes d’urbanisation et de métropolisation sont inéluctables en Afrique comme partout sur la planète, au Nord comme au Sud. Pour la Côte d’Ivoire, l’urgence est là, quand on sait que, selon les organismes onusiens, 52 % de la population ivoirienne vit dans les villes et que ce chiffre sera de 70 % en 2050. Toujours selon l’ONU, les villes sont responsables de 65 à 70 % des émissions du CO2 mondial.
Surgit alors le concept-miracle de « ville durable ». L’Afrique, à son tour, s’est emparée de ce concept qui suscite un intérêt grandissant. Simple outil de communication à la mode ou stratégie marketing qui permet de multiplier, à l’infini, les colloques dans lesquels les intervenants se paient de mots sans véritablement agir ou concept qui traduit une véritable prise de conscience et un changement culturel en train de s’opérer ?
Comment répondre au double défi que représentent la quête de modernité et la maitrise d’une urbanisation incontrôlée, dont les impacts négatifs sont largement documentés ? Il ne s’agit pas simplement d’aménagement urbain, de planification, ce qui n’est qu’un aspect de la question de la ville. Il s’agit bien de construire des villes durables. La volonté politique, exprimée par les Etats et les collectivités territoriales, existe.
Les bailleurs de fonds internationaux fixent l’objectif à atteindre : la mise en cohérence de l’urbanisation et de la transition écologique. Les acteurs privés voient, dans les projets de « villes durables », de nouveaux marchés. Il ne s’agit pas simplement de construire, de « végétaliser » superficiellement la ville ou de mettre en œuvre des politiques de « déguerpissement ». I
l s’agit, et le défi est immense, de travailler, en même temps, sur l’aménagement urbain, l’architecture, les matériaux de construction, la conversion aux énergies propres, la salubrité (assainissement, dépollution, traitement des déchets), les infrastructures de transport (mobilité des individus et fluidification du trafic routier), l’accès aux services de base (électricité, eau, santé), la protection environnementale, l’intégration des systèmes de télécommunication et des sciences informatiques, etc.
« Ville durable et « ville intelligente »
On ne peut dissocier « ville durable » et « ville intelligente ». La ville africaine du futur sera une « ville durable » et une « ville intelligente » avec l’intégration des sciences informatiques au développement et fonctionnement des centres urbains. La « ville durable et intelligente » se construit sur les objectifs suivants : faire de la ville un accélérateur de croissance économique et améliorer la qualité de vie des populations en rendant la ville plus adaptative à l’aide de l’écosystème des nouvelles technologies.
La ville doit désormais s’adapter en temps réel aux défis qu’elle doit relever : gestion des infrastructures publiques (bâtiments, mobiliers urbains, etc.), accès aux services de base (eau, électricité, gaz, télécoms), transports (pilotage des réseaux de bus, routes, mobilités des individus, e-services et e-administrations, etc.). Il existe une véritable inflation sémantique autour des termes de « ville durable » et « ville intelligente », parce que ces termes offrent aux décideurs publics des éléments de langage pour un marketing électoral et, aux acteurs privés des arguments de vente pour la commercialisation de leurs produits.
Or, la réalisation des projets de « ville durable » et « ville intelligente » est souvent difficile pour trois raisons : 1) des investissements lourds pour l’Etat, les pouvoirs locaux et les entreprises privées (l’entreprise privée a comme boussole la création des marges de profits) 2) une politique de la ville traditionnellement fondée sur des intérêts électoraux immédiats, qu’ils soient idéologiques ou ethniques, et qui peuvent rester loin de l’intérêt général et de l’égalité entre les quartiers 3) les réticences des populations, lorsque les modèles économiques des projets « ville durable » et « ville intelligente » aggravent l’exclusion sociale pour les populations les plus pauvres.
A Abidjan, les opérations de déguerpissement, pourtant nécessaires, ont donné lieu à des échauffourées entre des groupes de jeunes et les agents du district autonome, ce qui montre que la quête de la modernité urbaine ne peut pas se penser hors de l’« inclusivité » et de la cohésion sociales. La ville durable et intelligence pose aussi les questions d’égalité sociale et de démocratie, quand on sait qu’en Côte d’Ivoire, comme dans toutes les grandes métropoles africaines, se multiplient les quartiers précaires et les bidonvilles.
Compétitivité des villes et inclusion sociale
Dans une Tribune publiée par Le Point (janvier 2020), « Villes durables en Afrique, vivement des projets structurants », Roland Portella, figure de la diaspora africaine à Paris, président de la CADE (Coordination pour l’Afrique de demain), un « do tank » qui travaille depuis plus de vingt ans dans les questions de développement en Afrique, écrit : « Pour en comprendre l’urgence, il faut intégrer cet élément révélé par les études : si la trajectoire actuelle est maintenue, les quartiers précaires vont doubler d’ici à 2030. De quoi craindre une augmentation de l’insécurité dans tous les sens du terme : physique mais aussi économique. Ce qui ne manquera pas d’impacter le politique dont on sait qu’il doit se repenser dans un contexte en mutation permanente. On voit ainsi combien il est urgent de sortir et de dépasser l’étape actuelle d’une certaine palabre pour passer à l’action de manière concrète et efficiente. Les défis, les opportunités, les projets à foison méritent d’être véritablement inscrits dans des logiques d’investissements rentables et socialement responsables. La tâche est de taille, mais l’enjeu en vaut la chandelle. »
Je retiens de ce que dit Roland Portella l’idée essentielle suivante : il faut inscrire la ville africaine durable dans une vraie dynamique d’« investissements rentables et socialement responsables ». L’Afrique d’aujourd’hui, en quête de modernité et de compétitivité, ne peut pas se construire sans agir concrètement sur la question de la ville. La CADE, sur tous les sujets, met aussi les Etats africains en garde contre « les risques de réputation et les risques financiers liés au non-respect des normes environnementales. »
Les bailleurs de fonds internationaux demandent aux Etats africains et aux entreprises, africaines ou non, d’intégrer dans leurs stratégies et modèles économiques le respect des objectifs du développement durable et des normes environnementales. Les ONG et les réseaux sociaux participent activement au devoir de vigilance pour tout ce qui relève du développement durable et de la protection de l’environnement.
Pour être compétitive sur la scène internationale, une ville comme Abidjan doit être « durable » et « intelligente », « durable » en répondant aux objectifs du développement durable, « intelligente » en étant connectée, c’est-à-dire en renforçant ses capacités à utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour améliorer la qualité des services urbains et réduire leurs coûts. On parle de « smart city » ou de ville numérique, de ville connectée ou de cyber ville. Elle doit cependant rester humaine. La question des villes est aujourd’hui au cœur du débat public.
Les études et les colloques se multiplient ces dernières années. Chaque année, une centaine de conférences et colloques à travers le monde ont pour thème la question de la ville. Du 5 au 7 Juillet 2023, Abidjan a abrité un colloque international sur le thème : « Villes vertes, villes durables ». Le 15 octobre 2024, se tiendra dans la capitale économique ivoirienne le Forum International de l’Économie Circulaire. Le thème retenu est le suivant : « Villes durables, technologie et lutte contre le désordre urbain : quelle contribution de l’économie circulaire ? » Les « Task Force » sur la ville durable et intelligente que mobilise le gouvernement ivoirien, en quête de modernité, sont nombreuses.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org