Un contexte géopolitique et géoéconomique qui aggravent la fracturation de l’Afrique
Le départ des trois pays membres de l’AES, – le Mali, le Niger et le Burkina Faso -, ne fait que confirmer une réalité longtemps occultée par un discours qui fait croire que les 54 Etats africains s’inscrivent tous, au lendemain des indépendances, dans une destinée commune. Or, l’Afrique n’a jamais existé. En revanche, il a toujours existé des États souverains qui, depuis les indépendances, se sont ouverts à des influences politiques différentes. L’Afrique a toujours été un continent fracturé politiquement.
À l’époque de la « Guerre froide », le monde libre et le monde communiste avaient fait de l’Afrique le terrain de leur affrontement militaire. Les CER (Communautés Économiques régionales), qui avaient pour but de faciliter l’intégration économique régionale entre les membres de chacune des régions et au sein de la grande Communauté Économique Africaine (CEA), créée, en 1991, dans le cadre du Traité d’Abuja (1), ont entretenu l’illusion d’une destinée commune, pour les États membres, à l’intérieur de chaque CER. C’est le cas de la CEDEAO (Communauté Économique Des États de l’Afrique de l’Ouest), dont les États membres étaient artificiellement unis à travers l’utilisation du français comme langue commune de travail et par une monnaie commune, le Franc CFA, sur laquelle a toujours plané l’ombre néocoloniale des restes de la Françafrique.
L’Afrique a toujours été un continent fracturé politiquement. Cette fracturation politique réapparaît aujourd’hui avec la résurgence du discours anticolonial. Des analyses simplistes nous font croire que la France est chassée d’Afrique, alors que des États africains, anciennes colonies françaises, sont tout simplement en train d’exercer leur pleine souveraineté selon des voies différentes ; le Mali, le Burkina Faso et le Niger, en choisissant la rupture avec la France et le retrait de la CEDEAO, se tournent vers Moscou. Au Tchad, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, la situation est différente : en rétrocédant ses bases militaires à des États souverains (Sénégal, Tchad, Côte d’Ivoire et bientôt Gabon), la France ne fait que suivre l’inéluctable mouvement de l’Histoire.
Au Tchad, le départ des soldats français a été l’occasion, pour le président Mahamat Idriss Déby, de proclamer la souveraineté de son pays, un « événement historique » pour les autorités tchadiennes. Il s’agit bien d’un moment historique pour les anciennes colonies françaises et pour la France. En s’effaçant militairement dans son ancien « pré-carré » francophone africain, la France, qui a trop tardé à rétrocéder ses bases militaires aux autorités locales, peut-elle prétendre construire un nouveau partenariat avec ses anciennes colonies ? C’est donc une page nouvelle de leurs relations que la France et les États africains doivent écrire.
La CEDEAO et les Etats de l’AES
Les relations entre la CEDEAO et les États de l’AES doivent être analysées dans le contexte global de l’éternelle fracturation politique du continent africain. On assiste aujourd’hui au retour du politique avec une rue africaine, des opinions publiques et des jeunes générations qui, parce qu’elles sont avides de souveraineté, applaudissent des deux mains ce retour d’une rhétorique anticoloniale. Le mardi 28 janvier 2025, des milliers de manifestants ont défilé dans plusieurs villes du Burkina Faso et du Niger pour célébrer la sortie de la CEDEAO par les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES). Cette sortie est effective depuis le mercredi 29 janvier.
La manipulation au Sahel et en Afrique de l’Ouest des opinions publiques africaines par des puissances étrangères est une réalité. Mais, il ne s’agit pas de sous-estimer la réalité d’une dynamique nouvelle sur fond de tensions diplomatiques : l’exacerbation des identités qui se traduit par l’affirmation d’un patriotisme et une soif de souveraineté. Cette dynamique, dans le cas du Mali, du Burkina Faso et du Niger se nourrit d’un triple rejet, celui de l’Occident, celui de l’ancienne puissance coloniale et celui des organisations régionales comme la CEDEAO accusée d’être inféodée à la France. En même temps, les États de l’AES accusent la CEDEAO de leur avoir imposé des sanctions « inhumaines, illégales et illégitimes ». Si les pays de l’AES ne quittent pas l’UEMOA, les putschistes militaires ne portent pas le même regard sur les deux organisations régionales.
Malgré les divergences politiques et idéologiques, la CEDEAO et l’AES entendent maintenir la liberté de circulation des personnes et des marchandises. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont annoncé que les ressortissants de la CEDEAO pourront circuler librement dans les États membres de l’AES. La réciproque n’est pas vraie.
L’affrontement entre l’AES et la CÉDÉAO témoigne de la fracturation de l’Afrique. Il ne s’agit pas d’une incapacité de la CÉDÉAO à retenir trois de ses membres ou d’attendre une possible évolution qui gommerait la nature autoritaire d’un pouvoir aux mains des militaires.
Le retour à une transition démocratique est, à court terme, peu probable. Plus les fragilités des régimes maliens, burkinabè et nigériens apparaîtront, – fragilités économiques et sécuritaires -, plus le pouvoir des putschistes se refermera sur lui-même. La poursuite des médiations sénégalaise et togolaise, « afin de ramener les trois pays membres au sein de » l’organisation sous-régionale a peu de chances d’aboutir, l’AES cherchant des voies de développement alternatives, notamment sur le plan monétaire avec la mise en place d’une banque régionale, qui se substituerait à la BIDC, et une monnaie commune, qui remplacerait le FCFA.
Encore faut-il que la Chine, la Russie et des pays membres des BRICS apportent du capital. Une hypothèse peu crédible. Au plan sécuritaire, les pays de l’AES, même si le Tchad se joint à eux dans la lutte contre le terrorisme djihadiste, ne parviendront pas assurer la sécurité des populations dans une zone sahélienne incontrôlable, livrée à des groupes djihadistes qui, selon l’essayiste Luis Martinez (1), occupent désormais des zones entières au Mali, au Tchad, au Burkina Faso, au Niger, jusqu’au golfe de Guinée ». Selon Luis Martinez, les djihadistes, « profitant des nombreuses failles intérieures économiques, démographiques et politiques, offrent des solutions aux communautés locales, pauvres à l’extrême, en capitalisant sur un profond ressentiment post-colonial et l’abandon de la part d’élites corrompues et indifférentes à leur sort. »
Au-delà des postures idéologiques et des fracturations politiques entre la CEDEAO et l’AES, c’est l’esprit de la solidarité régionale qui doit demeurer dans l’intérêt supérieur des populations et de l’Afrique. Il est souhaitable que les deux organisations sous-régionales s’entendent pour continuer à mettre en œuvre des grands projets d’infrastructures et les petits projets dans les villages financés par la CEDEAO. L’urgence n’est pas le retour des membres de l’AES au sein de la CEDEAO, l’urgence, dans l’intérêt des populations et des États, est de consolider le développement économique et restaurer la sécurité dans la zone sahélienne. Ce double défi, qui est immense, suppose un dialogue constant apaisé entre les deux blocs, AES et CEDEAO, quelles que soient les alliances de chaque bloc. Les accords bilatéraux ne suffisent pas. Ils suffiront d’autant moins que les guerres commerciales allumées par Trump viendront aggraver la fracturation de l’Afrique, fragilisant un peu plus des États qui comptent parmi les plus pauvres du monde.
(1) Luis Martinez, livre d’entretiens : « L’Afrique, prochain califat ? La spectaculaire expansion du djihadisme », Ed. Taillandier, 2023.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org