« L’Afrique n’a pas d’Histoire » (Victor Hugo)
Longtemps, l’Afrique n’a pas existé. Elle avait le visage des pays qui l’ont colonisée et des idéologies qui l’ont asservie. Les deux principaux pays colonisateurs de l’Afrique ont été la France et le Royaume-Uni. À un degré moindre et souvent plus tardivement, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Belgique et la Hollande ont colonisé l’Afrique.
Deux pays africains n’ont pas été colonisés par les puissances européennes : l’Ethiopie, qui ne connaîtra qu’une brève occupation italienne (1936-1941), et le Liberia (1), où vont s’établir des noirs américains, anciens esclaves et nés libres. L’idée qui prédomine dans une Europe qui prétend incarner la civilisation est que l’Afrique n’a pas d’Histoire (2). Paradoxalement, cette idée est diffusée par Victor Hugo, l’un des plus grands défenseurs de la cause des peuples noirs. Dans son fameux « Discours sur l’Afrique », prononcé le 18 mai 1879 à l’occasion de la commémoration de l’abolition de l’esclavage et en présence de Victor Schœlcher (3), Hugo dira : « L’Afrique est à prendre. » Les colonisateurs s’en empareront.
Aujourd’hui, l’Afrique est à rendre aux Africains. Que signifie « rendre l’Afrique aux Africains » ? Il ne s’agit pas de revenir sur la parenthèse coloniale qui se prolongera sous la forme d’un néocolonialisme au lendemain des indépendances, mais de tirer les leçons du passé, afin de considérer qu’il existe 54 États africains souverains, avides de développement. Ces États souverains, du Mali à l’Afrique du Sud, affirment une triple volonté : 1) écrire leur propre récit 2) choisir librement leurs partenaires politiques et économiques 3) bâtir un destin commun, – panafricain ? (4) -, de paix et de prospérité à travers l’Union Africaine et la Zlecaf (Zone de Libre-Echange Continentale Africaine).
Vers une Afrique-puissance
Aujourd’hui, personne ne le conteste, – et je l’ai écrit plusieurs fois dans mes Chroniques -, l’Afrique, au moment où se construit un nouvel ordre mondial, possède tous les atouts pour écrire son propre récit. D’abord, l’Afrique, qui regorge de richesses naturelles, s’installe, après les indépendances politiques des années 1960, sur la trajectoire d’une deuxième indépendance, l’indépendance économique. Ensuite, parce qu’elle est devenue un formidable enjeu géoéconomique, géopolitique et géostratégique, elle reçoit des offres de service venues de la planète entière. Enfin, entrée de plain-pied dans la mondialisation, elle participe pleinement aux dynamiques nouvelles des relations internationales avec la volonté d’imposer ses conditions à ses anciens et ses nouveaux « amis ».
Il est sûrement trop tôt pour dire, comme le fait Antoine Glaser dans son livre, que « les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu » (« AfricaFrance », Ed. Fayard, 2014). Mais, il est sûr que le temps de l’Afrique est arrivé (Jean-Michel Severino, Olivier Ray, « Le Temps de l’Afrique », Ed. Odile Jacob, 2010).
Le continent est à mi-chemin d’un parcours politique, économique, culturel et diplomatique qui en fera une Afrique-puissance. Il ne s’agit pas de nier les obstacles et les risques qui se dressent sur ce parcours, comme en témoignent les soubresauts de son histoire récente (intrusion de Wagner, coups d’État militaires, terrorisme djihadiste, conflits localisés dont personne ne parle), les difficultés de financement et la menace d’un endettement insoutenable pour les pays les plus pauvres. La métamorphose que connaît l’Afrique se fait dans un monde multipolaire qui voit se multiplier les risques de conflictualités entre l’Occident pluriel et le Sud global. Si elle veut exister comme puissance incontournable, l’Afrique doit parler d’une seule voix sur certains sujets et chaque État souverain doit refuser de se laisser enfermer dans un camp et diversifier ses partenariats en fonction de ses intérêts. Les seules boussoles de l’Afrique et des États doivent être la stabilité politique, le développement et une croissance inclusive qui fait descendre l’enrichissement du continent et de chaque États vers les populations.
La France et l’Afrique ou l’Afrique et la France ?
Il existe bien une politique africaine de la France, comme il existe une politique américaine ou une politique du Proche-Orient de la France. La difficulté de la politique africaine de la France, telle qu’elle cherche à se reconstruire, est qu’il existe, en surplomb de cette politique, un passé colonial et une période pendant laquelle la France était le gendarme de l’Afrique francophone. Il reste de ces relations entre la France et l’Afrique des éléments qui ont une forte charge symbolique et que les activistes agitent comme des chiffons rouges : la colonisation, la période de la Françafrique, le Franc CFA, des bases et des interventions militaires (5). Entretemps, l’Afrique est entrée dans la mondialisation et elle voit la planète entière se précipiter dans les palais présidentiels des chefs d’État africains, attendant d’être reçue. Des anciens amis se manifestent (Chine, Russie) ; de nouveaux amis surgissent (Turquie, Inde, Arabie saoudite). L’Afrique voit se déployer devant elle des offres nouvelles dans tous les domaines : développement, sécurité, culture, forme du pouvoir, etc.
La France n’est pas chassée d’Afrique, mais elle est, en réalité, fortement concurrencée. Il est donc urgent, comme le proposent les parlementaires Bruno Fuchs (MODEM) et Michèle Tabarot (LR), co-auteurs d’un rapport de 175 pages sur la relation entre la France et l’Afrique, de « refonder cette relation sur des bases égales et respectueuses des intérêts des parties ». On peut s’étonner de la naïveté des deux parlementaires, lorsqu’ils affirment que « l’approche de la France est plus universaliste que celle de la plupart des autres acteurs » en Afrique. Cette vision de la politique africaine de la France fondée sur un universalisme libéral et démocratique, dont l’Occident serait le dépositaire, nous renvoie au vieux monde hugolien, alors que nous sommes entrés dans l’ère des conflictualités civilisationnelles et religieuses. Quelle est la légitimité de l’offre française dans un monde multipolaire, multiculturel et multilinguistique ?
Dans un entretien accordé au site du « Point Afrique », Bruno Fuchs a raison de dire : « Si la France donne le sentiment de ne pas avoir pris la juste mesure des mutations qui se sont opérées en Afrique, de ne pas avoir renouvelé en conséquence sa relation aux Africains, peut-on dire que nous n’avons pas vu monter cette désaffection ? » La France a vu monter cette désaffection et ce sentiment anti-français dans une partie des opinions publiques de l’Afrique francophone. Les opinions publiques sont fragiles et il est facile de les manipuler, notamment à travers une guerre informationnelle qui conduit à les radicaliser.
La guerre informationnelle menée par l’ex-groupe Wagner et des activistes financés par Moscou a permis de déstabiliser la France dans l’Afrique francophone (Mali, Burkina Faso, Niger, Centrafrique, Soudan). La Russie a su saisir l’opportunité que représente l’hostilité grandissante à l’égard de l’ancienne puissance coloniale. Cette hostilité est un puissant facteur de mobilisation de la rue africaine et des jeunes générations. Le « French bashing », très fort sur les réseaux sociaux, peut-il devenir viral en Afrique ?
Agir contre ce phénomène de rejet de la France, qui est aussi un phénomène de rejet de l’Occident en Afrique, suppose que l’on retienne ce que dit Cheikh Guèye, géographe et chercheur, secrétaire permanent du « Rapport alternatif sur l’Afrique : « On reproche à la France de ne pas vouloir changer d’époque. » Or, nous avons changé d’époque. « Adieu FrançAfrique, bonjour AfricaFrance », selon la formule d’Antoine Glaser.
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(1) Le Liberia, entre 1822 et 1847, a été colonisé par l’ « American Colonization Society », qui installe sur le territoire des colons noirs américains qui ne s’entendront pas avec les populations locales. En déclarant son indépendance en 1847, le Liberia devient la première nation africaine indépendante à l’époque contemporaine, bien avant la parenthèse coloniale (1880-1960).
(2) Nicolas Sarkozy, dans un discours paternaliste rempli de clichés sur l’Afrique, reprend cette idée, lorsqu’il affirme : « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » (Discours de Dakar, 26 Juillet 2007, université Cheikh-Anta-Diop).
(3) Victor Schoelcher ; député, militant de l’abolition de l’esclavage sous la Monarchie de Juillet, il est le rédacteur du décret du 27 avril 1848 qui abolit définitivement l’esclavage en France.
(4) Le panafricanisme, dans sa version politique, est un mythe entretenu par des activistes. Or, si le continent africain existe, le panafricanisme reste une illusion face aux 54 Etats souverains qui ont des intérêts divergents, comme le montre la multiplication des conflits en Afrique.
(5) Au Mali, l’armée française est d’abord perçue comme une armée de libération (Opération Serval), avant de devenir une armée d’occupation (Opération Barkhane).
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@agriquepartage.org