Ce sont les prémices d’un conflit latent, vieux de plusieurs décennies qui a déjà fait plusieurs victimes dans le passé qui refont surface ces derniers jours. Un conflit en Côte d’Ivoire qui oppose deux clans ethniques : les Nanafouè et les Ahitou. Entre ces deux entités pourtant issues de l’ethnie Baoulé, ça n’a jamais été le parfait amour , si l’on s’en tient au bilan de cette ‘’guerre fratricide’’ qui a déjà fait de nombreuses victimes par le passé et qui n’est hélas pas à son terme.
La tension était encore perceptible dans la journée du samedi 8 avril 2017, lorsque Afrikipresse a effectué une tournée dans les villages de Kétékré-Bonikro, peuplé d’Ahitou , et d’Attiégouakro habité par les Nanafouè.
Le premier est situé dans le département de Toumodi et le second dans celui de Yamoussoukro; tandis que seulement trois kilomètres seulement séparent les deux villages.
Après plusieurs affrontements antérieurs, cet après midi du 8 avril , face au danger « imminent » venant de ‘’l’ennemi’’, Kétékré-Bonikro organise dans l’urgence, un ‘’conseil de guerre’’ sur un site aménagé pour l’occasion.
Konan Kangah, le Secrétaire général du Comité villageois du foncier rural appelle à défendre le village car, ‘’trop, c’est trop’’.
[ Kétékré-Bonikro parti sept fois en fumée, lors des conflits précédents ]
« (…) Nous avons subi et continuons de subir beaucoup de pressions. Des pressions de tout genre. Notre village a été brûlé sept fois par les gens d’Attiégouakro armés de fusils, machettes et de gourdins qui font croire que nous sommes des étrangers et que nous devons quitter notre propre terre qu’ils considèrent comme la leur. Donc, tous les biens de nos parents sont partis sept fois en fumée. Et une bonne partie de notre terre a été spoliée, et occupée. Nous n’allons plus accepter cela. Kétékré-Bonikro a été créé il y a des centaines d’années. Aucun homme parmi nous ici ne peut donner la date exacte de la création de notre village. À travers tous les découpages administratifs de la Côte d’Ivoire, Kétékré-Bonikro est vu comme un village autonome qui appartient au département de Toumodi.
Comme les États-Unis d’Amérique font frontière avec d’autres pays tel que le Canada au nord, et le Mexique au sud, notre village, dans les mêmes conditions fait frontière avec nos voisins d’Attiégouakro. Il n’y avait jamais eu de problème majeur jusqu’en 1970, année au cours de laquelle il y a eu une réelle confrontation, avec pour conséquence des pertes en vie humaine. À l’époque, pour mettre fin au conflit, le président Houphouët, paix à son âme, a constitué une commission et celle-ci a fait des tracées matérialisés par des bornes et des arbres. Après 44 ans de paix, il se trouve qu’Attiégouakro qui a vu sa population se multiplier n’a plus de terre. Ils veulent donc mettre la main par tous les moyens sur notre village faisant totalement fi de la cohésion sociale. (…) Nous avons essayé de traiter ce problème de façon amiable puisque nos enfants vont dans les lycées là-bas. Comme nous faisons les marchés du mercredi avec eux, nous avions pensé que nous sommes devenus des frères. Raison pour laquelle, nous avons également multiplié beaucoup d’actions de paix , mais tout cela n’a pas marché.
Pendant que nous étions en train d’écrire aux préfets et sous-préfets, …ils commettaient de plus en plus d’actes d’agressions. D’ailleurs, depuis le 22 février 2016, nous sommes quotidiennement assiégés : nos plantations sont brulées, nos animaux sont tués. Nous avons connu de nombreuses pertes en termes de revenu. Ces derniers temps, depuis une semaine, notre village a commencé à être visité par une centaine de personnes armées de gourdins. Nous ne savons pas pourquoi. Certains des nôtres ont une fois encore vu leurs plantations saccagées. Vraiment, nous ne pouvons plus supporter cela parce que la résolution d’un problème frontalier entre deux villages ne relève pas de la notabilité, des chefs coutumiers mais de l’administration, de l’État. Avant 1970 nos parents n’ont pas pensé un seul instant que le problème allait provoquer des fusillades.
Il y en a eu et cela a fait plusieurs victimes. Ils ont tué des gens. On a constaté que ce sont les mêmes présages, alors il faut faire attention. Si on annonce que les terroristes sont au Mali, la Côte d’Ivoire doit se préparer. Nous aujourd’hui, nous sommes en train de nous préparer, c’est-à-dire protéger Kétékré-Bonikro. Nos parents qui n’ont même pas fait CP1 n’ont pas laissé ce village dans la main des autres, ce n’est pas à nous de le faire ! Je ne pense donc pas que nous puissions laisser ce village entre les mains des ennemis», témoigne le secrétaire du village.
Des populations du village de Kétékré-Bonikro lors de la réunion de crise
Pour Charles Yao, le représentant des ressortissants de Kétékré à Abidjan, si les choses ne changent pas, il faut bien se préparer à l’affrontement : « Nous ne pouvons plus attendre. Ils sont à 3 km et nous ne pouvons plus attendre parce qu’ils font des incursions pour nous agresser. Nous ne pouvons plus aller au champ. Cela ne va pas continuer comme cela. La patience à des limites. Si les autorités ne réagissent pas, nous serons contraints de nous défendre, et nous ne savons pas ce qui va se passer. Donc, nous demandons aux autorités de réagir de toute urgence ».
Un appel également lancé à l’endroit des autorités ivoiriennes par Brou Kouassi Norbert, le président de l’association des jeunes de Kétékré-Bonikro : « Nous ne pouvons plus aller dans nos champs qu’ils ont occupés. Aujourd’hui même, ils sont là. Ils sont près d’une cinquante de personnes qui sont dans mon champ. Ils sont venus détruire toute mes cultures. Je demande au président de la République de venir nous aider. Nous souffrons et ce sont des choses que nous ne voulons plus voir ».
Même son de cloche pour Mme Abbey Amenan Elyse qui, au nom des femmes, pense qu’il est temps d’arrêter le sang qui a assez coulé dans le cadre de ce conflit : « Au nom des femmes du village, je voudrais dire que nos parents ont été tués pour ces mêmes faits. Nous, les femmes, ne voulons plus que nos enfants et nos parents soient tués. Que le président Alassane Ouattara lui-même prenne ce problème à bras le corps pour que ce dossier soit traité une fois pour toute , pour que chacun de nous soit libre ».
«Nous, ne dépendons pas du même département. Le nôtre est Toumodi et le leur est Yamoussoukro alors, nous ne comprenons pas pourquoi peuvent-ils nous traiter d’étrangers qui doivent quitter leur terre », s’interroge le vieux N’guessan Kouassi Opportun, fils du fondateur du village.
Kouassi Kouadio Lucien, Directeur général de Perdyma Groupe, fils du village, expressément venu d’Abidjan pour l’occasion, a appelé ‘’ses parents’’ à l’apaisement : « Je me sens concerné par cette histoire; raison pour laquelle je me retrouve parmi vous. Il y’a mes parents, mes grands-parents qui sont d’ici. (…) En fait, je suis venu pour voir réellement de quoi il est question , pour voir ensemble comment faire pour retrouver la quiétude. Mais avant tout, je vous demande de ne pas aller à la confrontation. Je comprends votre colère mais je vous prie de ne pas céder à la provocation. Le président Alassane Ouattara veut une cohésion sociale entre les peuples et je parie qu’une solution pacifique va être trouvée définitivement à cette crise. Nos autorités qui sont sensibles à ce type de problème emploieront les moyens qu’il faut afin qu’une solution pacifique , qui arrangera les habitants de Kétékré-Bonikro et Attiégouakro, soit trouvée au plus vite ».
Une invitation à un règlement pacifique saluée par Konan Yao, le représentant du chef du village ainsi que par les populations à travers un tonnerre d’applaudissements.
[ Réaction : «Voilà pourquoi nous avons brûlé le village de Kétékré-Bonokro» (Niamkey Kouao – doyen de la notabilité d’Attiégouakro)]
Après ‘’la réunion de crise’’ tenue à Kétékré-Bonikro, Afrkipresse a fait aussitôt dans la même journée, un tour dans le village ‘’rival’’ d’Attiégouakro dans l’espoir de rencontrer le chef Nanan Kouadio Lénoir.
Le chef étant absent lors de notre passage, nous avons pu le joindre par téléphone : «Je suis dans ma plantation mais je vais vous conseiller quelqu’un ».
Il rappelle dans les minutes qui suivent pour nous conseiller de prendre attache avec Niamkey Kouao, le doyen de la notabilité d’Attiégouakro.
Pour cet agent technique de santé à la retraite, « cette affaire est tellement sérieuse » qu’il était important que le village donne sa part de vérité ».
«(…) À ce que je sache, l’affaire date de longtemps. Elle date même de très longtemps. Nous étions en service ; et lorsque nous venions au village, les parents nous racontaient les faits. En fait, les gens de ce côté là (il fait allusion aux habitants de Kétékré-Bonikro : Ndlr), comment sont-ils arrivés là ?
Attiégouakro est le siège du canton Nanafouè. Et, ils sont Ahitou ou Attitou. Vous savez, la légende Baoulé a sept clans. Ils sont venus solliciter une installation auprès du chef d’alors, Nanan Attiègoua qui a dit : «On ne peut pas vivre seuls. Il faut toujours accepter l’étranger qui vient demander l’asile».
C’est ainsi qu’il leur a donné comme espace, la zone montagneuse de notre village qui est moins riche sur le plan de l’agriculture. Là-bas, il a pensé que lorsqu’ils n’auront pas de quoi pour y vivre, ils iront ailleurs. Mais on peut dire qu’à quelque chose, malheur est bon. Parce que cette zone est devenue, plus tard, propice à la culture du cacao. Lorsqu’ils se sont installés voyant le gain qu’ils pouvaient engranger, ils ont fait appel à leurs frères et leur espace à commencé à grandir…jusqu’à ce qu’ils deviennent ce qu’ils sont aujourd’hui. Et maintenant, la seule surface qu’on leur a octroyée ne les suffisait plus , parce qu’ils devenaient beaucoup plus nombreux. Voilà d’où sont partis les conflits.
Parce qu’ils ne respectaient plus la seule surface qu’on a délimitée pour eux , ce qui faisait qu’ils empiétaient sur nos terres pour agrandir leur surface. À chaque fois, lorsque nous nous rendons dans nos plantations de café, cacao… nous faisons le constat amer qu’ils sont passés avant nous pour voler nos récoltes. Cela provoquait des rixes violentes jusqu’à ce qu’un jour, la provocation était telle que nos populations ne pouvaient plus tenir.
Et nous nous sommes dit que nous allons trouver la solution du problème : nous allons nous affronter et ceux qui gagnent garderont les terres. C’est ainsi qu’il y a eu des coups de fusils qui ont fait des morts dans leur rang » , raconte-il.
Il rejette ensuite du revers de la main les accusations selon lesquelles son village est à l’origine de tous les conflits : « Les habitants de Kétékré-Bonikro étant moins nombreux, ils sont allés prendre un féticheur avant une bataille. Celui-ci leur a dit : «Lorsque vous allez partir à la confrontation, les balles ne vont pas vous atteindre. Allez donc vous battre ! » Puis, il leur a donné des amulettes et des gris-gris autour de la ceinture et autres. Lorsque les affrontements ont commencé, ils ont tiré ; mais quand nous avons riposté, leurs gris-gris n’ont pas marché puisqu’ils sont tombés, morts (rires…) ».
En ce qui concerne la mise à feu, à sept reprises , du village de Kétékré-Bonikro lors des conflits avec comme auteurs présumés des combattants venus d’Attiégouakro, Niamkey Kouao confirme les faits , et explique même dans les détails la dernière expédition punitive menée par son village : « (…) Je vous en donne les raisons et le pourquoi. Lors de la dernière bataille, lorsqu’ils se sont repliés, nous nous sommes dits, «nous allons encore incendier votre village parce que vous êtes nos étrangers et vous voulez marcher sur nous ».
C’est ainsi que nous avons mis le feu à leur village. (…) Le président Houphouët Boigny vivait encore, il est intervenu. Mamie Faîtai aussi ! ».
Selon le porte-parole d’Attiégouakro, l’origine du conflit vient des provocations répétées «des gens de Kétékré-Bonikro » : «Laissez-moi vous raconter un fait. Il y a un fils de notre village qui est allé extraire le ronnier. Et lorsqu’il était sur l’arbre, ils sont venus allumer le feu autour de l’arbre. Leur intention était qu’il tombe dans le feu mais par la grâce de Dieu, il a sauté comme un singe. Il ne s’est pas blessé et il est retourné au village. Ils ne sont pas chez eux et ils sont tout le temps en palabre avec ceux qui les ont hébergés ! (…) Vous venez, vous êtes mon étranger et je vous cède la chambre des hôtes , et c’est la chambre principale que vous voulez. Pensez-vous qu’on peut accepter cela ? Ils ont détruit les bornes placées par l’administration et installé les leurs, en faisant leurs propres tracés. C’est inacceptable ! ».
[ L’État lourdement interpellé pour agir avant un plus grand et plus grave drame ]
S’il est avéré que le conflit foncier qui oppose Attiégouakro à Kétékré-Bonikro date de longtemps, ne peut-on peut regretter que l’attentisme de l’État ivoirien face à son règlement ( attendre un affrontement avant d’agir, au lieu d’interagir en temps de paix ), n’ait pas contribué à sa résolution définitive?
Après un long climat de paix, suite aux affrontements de 1970 qui avaient fait plusieurs blessés, les démons de la divisons avaient refait surface en 1993, entre les ‘’deux frères ennemis’’.
Cette année là, Sam Etiassé, alors sous-préfet de Toumodi, après avoir mené une enquête dans la ‘’zone de conflit’’ , avait adressé un rapport à sa hiérarchie proposant que le ‘’dossier Attiégouakro/Kétékré-Bonikro’’ soit porté devant les préfets.
C’est ainsi que les notabilités des deux villages se retrouvent autour d’une table de négociation à Yamoussoukro, le mercredi 15 septembre 1993.
Au terme de cette rencontre, il a été décidé que les bornes installées entre les deux villages soient strictement respectées, de part et d’autres. Pour le respect de cette mesure, la mise en place d’une Commission chargée de l’application de cette décision est adoptée, mais celle-ci ne verra jamais le jour.
Le 24 août 2006, le ministère de l’Agriculture dépêche une équipe technique composée d’agents de directions départementales de Toumodi et de Yamoussoukro pour effectuer une mission de constat sur les sites litigieux. Après l’identification des limites indiquées par chacune des deux parties antagonistes, le constat est sans équivoque : «Le conflit foncier en question est un conflit latent depuis cinq décennies. Son rebondissement actuel doit nous interpeller tous et susciter un règlement définitif sur la base d’une diplomatie minutieuse avec l’implication des autorités coutumières, administratives et politiques des deux sous-préfectures concernées par ce litige foncier ».
Cette proposition de sortie de crise mise aux tiroirs , mérite pourtant d’être dépoussiérée pour une application immédiate , en vue du règlement définitif et durable d’un conflit foncier et “ethnique” aux conséquences imprévisibles…
Claude Dassé