Au moment où se fait l’application effective de la présence de 30% de femmes dans les assemblées élues en Côte d’Ivoire, à l’occasion des élections régionales et municipales du 2 septembre 2023, nous proposons aux lecteurs un compte rendu de lecture du dernier ouvrage de l’Ivoirienne Titi Palé, paru cette année 2023 à l’Harmattan, et intitulé “Les femmes ministres en Côte d’Ivoire , évolution et enjeux d’une démocratisation”
“Les femmes ministres en Côte d’Ivoire, évolution et enjeux d’une démocratisation”, est le titre du dernier ouvrage paru de la chercheuse et docteure Titi Palé, journaliste de formation et de métier qui s’invite ainsi dans le débat à travers un essai à lire.
Qui est Docteure Titi Palé
La chercheuse ivoirienne Titi Palé est titulaire de deux doctorats français : d’abord en anthropologie sociale à l’université Paris 8 après la rédaction et la soutenance d’une thèse de doctorat sur les femmes victimes de la crise politique ivoirienne. Ensuite en communication politique, avec la soutenance d’une thèse de doctorat à l’université de Bordeaux III Montaigne sur les stratégies de persuasion des trois protagonistes de l’élection présidentielle de 2010, à savoir Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, et Henri Konan Bédié.
Un intérêt pour des questions spécifiques sur la Côte d’Ivoire
Depuis, ces travaux académiques et bien d’autres encore ont été publiés aux éditions L’Harmattan à Paris, de même que plusieurs articles de revue sur des thématiques connexes. Son dernier essai ramène aux femmes ivoiriennes, l’une de ses deux thématiques de prédilection, à la construction de la paix en Côte d’Ivoire et la prise en compte du genre, et plus largement des femmes ivoiriennes dans les processus démocratiques, de sécurité et de développement. Avec cette sortie, elle s’invite dans le débat, donnant ainsi des arguments à ceux qui militent pour une plus grande participation des femmes dans la vie politique et publique. Lecture et explication !
Pourquoi un essai sur les femmes membres du gouvernement ivoirien ?
Selon les informations recueillies auprès de Docteure Titi Palé, c’est toujours au bout de ses lectures et des constats documentés qu’elle fait sur le déficit d’intérêt que le débat public et scientifique accorde à certains sujets d’intérêt général, qu’elle se décide à enquêter en profondeur et finalement à écrire et publier. L’écriture de ce nouvel essai s’est imposée à elle au bout d’un tel processus, au cours duquel elle a découvert que seulement une centaine de femmes a été admise à la fonction de ministre depuis l’accès de son pays à l’indépendance, en 1960. En dépit des préoccupations qu’une telle situation peut susciter au sein de l’opinion publique, elle a constaté qu’aucun essai n’a encore été consacré au sujet. Ainsi le livre se propose d’analyser le faible taux de féminisation des emplois ministériels depuis l’indépendance en Côte d’Ivoire. Une approche chronologique semble être la trame de ses analyses. Cette démarche dénote l’intérêt porté au parti unique et à l’ère Houphouët au premier chapitre.
La démarche méthodologique
En effet, pour cerner et analyser la question de l’enrôlement gouvernemental des femmes ivoiriennes en profondeur, il fallait, d’une part, rattacher les combats des femmes aux différentes formes de féminisme qui étaient en circulation au moment des luttes pour la décolonisation, et, d’autre part, réfléchir à l’échelle des gouvernements de la Côte d’Ivoire souveraine, en tenant compte à la fois des époques et des contextes d’exercice du pouvoir. C’est ainsi que le sujet des femmes au gouvernement de Côte d’Ivoire, est abordé de manière longitudinale, transversale et non partisane, en prenant soin de tenir compte de la longue durée du gouvernement du pays. Au premier chapitre, elle analyse l’absence de femmes aux différents gouvernements ivoiriens jusqu’en 1976, alors que les femmes ont brillamment participé aux luttes pour l’émancipation de la colonie de Côte d’Ivoire dans les années 1940-1950.
Comment explique-t-elle alors ce paradoxe sous Houphouët ?
Docteure Titi Palé a découvert dans ses recherches qu’en effet, dans les années 1940-1950, les femmes se sont battues pour la libération des leaders politiques et syndicaux ivoiriens, incarcérés et menacés par les responsables français de la colonie de Côte d’Ivoire. La Côte d’Ivoire ne faisait pas exception, cette implication des femmes dans les marches, les soulèvements et les guérillas urbaines contre le colonisateur français faisant même partie d’une stratégie globale et des méthodes pensées et validées par la hiérarchie du Rassemblement démocratique africain (RDA). Houphouët a même rendu hommage à ces vaillantes filles, épouses et mères engagées dans la lutte d’émancipation à l’occasion de différentes réunions locales et autres congrès du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), qui était la branche ivoirienne du RDA. Certains leaders de ces femmes révolutionnaires et engagées ont même été incorporées dans l’appareil et la direction du PDCI, qui dirigera le pays de manière solitaire jusqu’en 1990. Mais aucune d’elles n’a été nommée ministre sous Houphouët-Boigny, qui réservera son gouvernement aux hommes jusqu’en 1975.
Si Houphouët n’a pas nommé de femmes ministres alors qu’elles étaient en première ligne des luttes de décolonisation, peut-on dire que le père de la nation ivoirienne était misogyne ?
Selon Docteure Titi Palé, il ne faut pas aller vite en besogne et traiter Houphouët de misogyne, même si à première vue, il y aurait des raisons de le traiter de misogyne. D’ailleurs, le livre rappelle qu’Houphouët-Boigny devient président de la République de Côte d’Ivoire après avoir été, jusqu’à la fin des années 1950, membre de plusieurs gouvernements de la IVème République française, qui brillait par l’absence des femmes en son sein. Il n’est pas non plus exclu qu’à l’intérieur du PDCI, certains caciques aient repoussé l’idée de travailler avec des femmes, et imposé leurs vues sur les choix d’Houphouët-Boigny, alors mis en minorité. Plutôt que crier à la misogynie d’Houphouët, le livre préfère analyser et comprendre cette quinzaine d’années d’absence des gouvernements ivoiriens par deux raisons politiques. D’abord, les femmes engagées dans les luttes des années 1940-1950 le faisaient pour demander la libération de leurs hommes, qui étaient frères, amants, époux ou pères, et étaient dépositaires de l’action politique. En clair, elles croyaient que la politique était une « affaire d’hommes ». Ensuite, le Père de la nation, qui venait lui-même d’une société baoulé matrilinéaire, tenait à son projet volontariste de la « femme évoluée ». En suivant bien cette ligne politique, la chercheuse estime que le Président Houphouët Boigny voulait peut-être que les premières femmes à devenir ministres, soient issues de cette école de l’émancipation républicaine des femmes qu’il a lui-même forgée.
Si l’on peut comprendre l’importance de l’ « idéologie de la femme évoluée », cela seul suffit-il à expliquer l’entrée tardive, des femmes au gouvernement ivoirien en 1976 ?
L’on apprend que cette « idéologie de la femme évoluée » s’explique seulement a posteriori . Le livre montre que le trait commun entre les trois premières femmes ministres de Côte d’Ivoire est d’avoir toutes bénéficié, en tant que jeunes filles ivoiriennes, des formations plus ou moins pointues à l’extérieur du pays, financées au cours des années 1950 par des fonds publics français mobilisés par Houphouët-Boigny dans le cadre de ses fonctions de député de la colonie ivoirienne. Pour le reste, elles sont pour certaines la progéniture des compagnons de lutte d’Houphouët-Boigny, comme le seront plus tard d’autres femmes ministres de l’ère du régime du parti unique. La chercheuse signale notamment à la dernière section du premier chapitre, que le régime masculin d’Houphouët-Boigny était sur la sellette dès les années 1970, avec la promotion par les agences onusiennes de l’idéologie de l’émancipation de la femme et de l’égalité des sexes. Après avoir déclaré 1975 « Année internationale de la femme » et engagé une forte campagne internationale pour la cause des femmes, aux yeux des Nations Unies, les gouvernements sans ministres femmes comme ceux de la Côte d’Ivoire, étaient considérés comme faisant de la résistance et étaient accusés à mots couverts d’être du mauvais côté de l’histoire. Après la grande Conférence de Mexico en 1975, la situation devenait intenable. Ainsi l’émergent Président Houphouët-Boigny était contraint par la diplomatie de faire quelque chose pour relever le blason de la Côte d’Ivoire. En 1976, l’entrée des femmes au gouvernement relevait autant du triomphe de l’idéologie présidentielle de la « Femme évoluée », qui a formé toutes ses femmes ministres dans le creuset républicain de l’école française, que de la capitulation devant la pression diplomatique de l’ONU qui demandait des comptes à tous les pays conservateurs en matière des droits des femmes.
Peut-on alors dire que le Président Houphouët-Boigny a totalement cédé aux exigences idéologiques de l’ONU sur l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes ?
Selon l’auteure de l’Essai « Femmes ministres en Côte d’Ivoire », le Père de la nation ivoirienne n’était pas homme à se laisser dicter sa conduite de l’extérieur. En effet, durant son pouvoir, et sous la férule du parti unique, il a gardé un nombre constant de femmes ministres et confiné celles-ci à un périmètre des affaires féminines, et plus largement sociales. Tant qu’aucun homme n’était nommé à la condition féminine et que les femmes étaient suffisamment présentes dans l’appareil administratif et politique du parti unique, Houphouët-Boigny semblait avoir soigné son féminisme et calmé les assauts de la diplomatie de l’égalité des sexes.
Qu’est-ce que la disparition d’Houphouët-Boigny et l’avènement de la diplomatie vont changer à la donne ?
La disparition d’Houphouët-Boigny se fait dans la confusion et ouvre un cycle d’incertitudes. Si le chef de l’État meurt au pouvoir en décembre 1993, il a terminé son règne en étant totalement démystifié et diminué par la montée de la rue et des corps intermédiaires qui l’ont fait reculer sur beaucoup de décisions d’austérité exigées par les bailleurs de fonds. Sur le front des libertés, la contestation de l’autoritarisme du parti unique a pris de l’ampleur rendant la répression des manifestations illégitime. Plusieurs réseaux et acteurs du féminisme ivoirien se sont radicalisés et politisés pour certains. Une nouvelle diplomatie de l’égalité et des libertés est venue de l’extérieur mettre la pression sur le « Vieux » : le discours de François Mitterrand assume et porte cette nouvelle pression libérale sur ses amis d’Afrique subsaharienne, qui ont vu à quelle vitesse les régimes autoritaires sont tombés à l’Est, de surcroît avec l’exécution sommaire des leaders, comme ce fut le cas des Ceausescu en Roumanie. La longue période de crise (1993-2010) est ensuite propice à l’entrée en nombre des femmes aux gouvernements ivoiriens.
L’impact des crises ivoiriennes sur le processus
Le constat de Docteure Titi Palé est que la crise politique ivoirienne a été une opportunité pour les femmes qui deviendront ministres de façon un peu plus banale et qui occuperont de plus en plus des portefeuilles ministériels consistants et régaliens. Cela peut se vérifier au nombre de femmes ministres sur la période indiquée, qui est largement supérieur au nombre total de femmes ministres sous les trente ans de règne d’Houphouët-Boigny. Au-delà de ce constat, le livre trouve l’explication de cette réalité factuelle dans trois accélérateurs. D’abord, le contexte de la démocratie, qui fait que chaque chef de parti se devait d’avoir sa caution féministe, en recrutant et en faisant émerger des figures de femmes capables de gouverner. Avoir des femmes ministres ou simplement « ministrables » témoignait du sérieux du parti et de sa capacité à gouverner.
Le deuxième accélérateur est la polarisation du débat et de la compétition politique entre les « trois éléphants » qui ont quadrillé et verrouillé la scène politique ivoirienne de l’époque : Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara. Ce quadrillage a permis aux femmes d’un camp de migrer vers un autre, en fonction des intérêts du moment. Plusieurs femmes ministres ivoiriennes sont connues pour être des transfuges ayant pu demeurer aux affaires en troquant leur allégeance à l’un ou l’autre des trois éléphants. Enfin, le contexte des négociations inter-ivoiriennes qui ont conduit aux accords de Ouagadougou et de Pretoria pour sortir de la crise ivoirienne, ont permis aux femmes de se positionner comme des actrices politiques incontournables de la scène ivoirienne.
Retour à la stabilité
La crise politique a décomplexé les femmes sur leur capacité à dire non aux trois éléphants et à tout autre entrepreneur politique ivoirien majeur, ou tout au moins à négocier de manière plus ardue leurs participations aux écuries politique et leur entrée au gouvernement. On peut même dire que le carriérisme ministériel se conjugue désormais au féminin. Au-delà des positions ministérielles, certaines femmes qui ont fait irruption sur l’échiquier gouvernemental aux heures critiques de la crise rêvent de devenir présidente de la République et sont candidates à la magistrature suprême depuis 2010. La crise a créé une génération de femmes politiques qui rêvent elles-mêmes de nommer des ministres, et cela change tout. C’est cela l’un des enseignements majeurs de l’ère de la démocratisation de la Côte d’Ivoire depuis la disparition du père de la nation.
Indulgence à l’égard du Président Alassane Ouattara par rapport à ses prédécesseurs en matière d’enrôlement gouvernemental des femmes ?
Sur la question, Docteure Titi Palé assure qu’il n’en est rien. Selon elle, il faut toujours considérer que les développements de son livre considèrent la longue durée, qui permet de voir la spécificité de chaque séquence de gouvernement et les contraintes qui sont spécifiques ou transversales à plusieurs régimes. De ce point de vue, elle affirme que l’on ne saurait avoir de préférence pour un président ou un autre en matière de féminisation des frontières ministérielles sans être ouvertement partisan. Par contre, si l’on raisonne en termes de capacités à agir et de bilan, le constat est que le Président Alassane Ouattara peut passer en tête, à la fois en raison d’une conjoncture plus favorable, des actions de son gouvernement. Le livre insiste sur le fait que contrairement à ses prédécesseurs, qui étaient absorbés par une crise politique d’envergure sociétale, et dont l’enjeu était la refondation du contrat social ivoirien, Alassane Ouattara est un président de temps de paix. Il a donc les coudées franches.
Des réalités que l’on ne peut nier avec l’application effective de 30% de femmes dans les assemblées élues
On notera que depuis plus d’une dizaine d’années, le nombre de femmes ministres est resté stable, en croissance quelquefois, mais rarement en baisse. Surtout, avec la stabilité du pays, les féministes et les progressistes de la société civile ivoirienne peuvent porter avec plus de chance des projets à discuter avec le gouvernement sur les questions importantes que soulève le livre autour de la culture de la misogynie et du peu de cas fait aux droits des femmes dans plusieurs domaines de la vie sociale. La lecture et l’analyse du contexte permettent aussi de mettre sur la table la problématique des enjeux de l’évolution de la portion des femmes dans la population et les métiers de pouvoir. En portant son regard sur ce qui se passe ailleurs dans les nations développées, le livre montre comment la Côte d’Ivoire du Président Alassane Ouattara peut ouvrir sans grande crainte le débat sur ce qui a déjà inscrit dans la loi ailleurs : la parité hommes/femmes dans les métiers de gouvernement et de représentation.
Du côté de son bilan, on peut noter que beaucoup plus de figures féminines ont pris des responsabilités ministérielles sur des critères de compétence politique ou technique. Beaucoup reste à faire, mais tant qu’il est en responsabilité, les portes semblent ouvertes aux acteurs du secteur des droits et de l’émancipation des femmes. Le débat en cours sur l’application effective de la loi sur la présence de 30% de femmes dans les assemblées élues en Côte d’Ivoire , est une illustration des avancées sous la gouvernance Ouattara, en matière de l’émancipation et de l’autonomisation de la femme. Même si de plus en plus une parité parfaite (50/50) est exigée aussi bien dans les assemblées élues qu’au gouvernement.
Disponible en libraire
Sorti le 29 avril 2023 et vendu à 19 euros (environ 13000 Fcfa), le livre “Les femmes ministres en Côte d’Ivoire , évolution et enjeux d’une démocratisation” est disponible en librairie aussi bien Côte d’Ivoire qu’en en France. Il peut être acheté sur Amazon également. Aucune dédicaces n’est prévue pour l’heure.
Yaya Kanté