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    L’interdiction du commerce de l’ivoire sauvera-t-elle les éléphants ?

    L’interdiction du commerce de l’ivoire sauvera-t-elle les éléphants ?
    Publié le
    Par
    Charles Kouassi
    Lecture 6 minutes
    Salon des banques de l'UEMOA et des PME

    Le 30 avril d’épaisses fumées s’élevaient dans le ciel du Kenya, devant le parc national de Nairobi. Dans un record historique pour l’Afrique, 105 tonnes d’or blanc étaient brûlées. L’or blanc c’est évidemment l’ivoire, provenant des défenses d’éléphants. La cérémonie s’est déroulée en présence des présidents Ali Bongo du Gabon et Yoweri Museveni d’Ouganda. Ségolène Royal, Ministre française de l’écologie avait aussi fait le déplacement. Le président kenyan Kenyatta y a prôné une interdiction totale du commerce de l’ivoire.

    Il ne reste qu’un demi million d’éléphants en Afrique. Le braconnage fait son œuvre destructrice. Il est donc temps d’agir. Pourtant, depuis 1989 la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) a interdit le commerce de l’ivoire. Mais il existe des dérogations, comme en France pour certaines antiquités, et la ministre française a d’ailleurs profité de l’événement de Nairobi pour annoncer l’interdiction totale prochaine du commerce de l’ivoire en France. Certains pays en Asie sont friands d’ivoire et l’augmentation de leur niveau de vie y fait monter la demande : le marché noir est difficile à étouffer.

    Et c’est bien là le problème. Au-delà des bonnes intentions, l’approche traditionnelle pour la préservation de la ressource, fondée sur l’interdiction du commerce, a des effets pervers. En réduisant l’offre et en créant la rareté, elle fait mécaniquement augmenter le prix sur le marché noir. Cette augmentation de prix donne des incitations substantielles aux braconniers pour s’organiser en filières efficaces et bien armées afin de retirer de gros profits. Une véritable guerre s’instaure peu à peu entre braconniers et rangers.

    En outre, l’interdiction réglementaire ne solutionne pas la question du conflit d’habitat entre l’homme et l’éléphant, et l’amplifie même. Au-delà des images sympathiques de nos mastodontes préférés, il faut rappeler que ces derniers peuvent dégrader les cultures des populations humaines vivant à proximité des troupeaux et qu’ils peuvent en outre s’avérer être très dangereux. Les populations devant cohabiter difficilement avec les troupeaux seraient logiquement les premiers braconniers « naturels », d’autant qu’elles sont très pauvres.

    En réalité on assiste ici au problème bien connu en économie de l’environnement de la tragédie des biens en accès libre. Exactement comme les poissons en haute mer, les éléphants représentent une ressource en accès libre. L’incitation de ceux qui veulent retirer une valeur de cette ressource « non-appropriée » est de la piller le plus rapidement possible, et non pas de la gérer à long terme.

    Or, la situation actuelle dans de nombreux pays de « ressource non-appropriée » provient d’un choix institutionnel inspiré de l’approche prohibitionniste. Peu étonnant que la « cérémonie » du 30 avril se soit déroulée au Kenya : le pays s’est engouffré dans la voie de l’interdiction et de la nationalisation de la ressource depuis les années 70. Or, du point de vue des braconniers, la « propriété publique » n’est guère différente du libre accès et pour les communautés rurales, il n’y a pas, dans ce cadre, de mécanisme d’appropriation directe des bénéfices d’une quelconque valorisation de la ressource : autant dire que les incitations des uns et des autres ne vont pas dans le sens de la conservation. D’ailleurs le Kenya a depuis perdu plus des deux tiers de son stock d’animaux sauvages. L’interdiction du commerce entraîne de facto une impossibilité d’appropriation légale de la faune sauvage. Mais ce n’est heureusement pas la seule approche.

    En effet, lorsque le cadre institutionnel permet l’appropriation de la ressource, la différence est de taille. Avoir un droit de propriété sur une ressource donne en effet à son propriétaire des incitations à gérer la ressource dans une perspective de long terme et donc durable. Les propriétaires connaissent évidemment des coûts, comme des mécanismes pour éviter la destruction de cultures, mais aussi des bénéfices venant de l’usage de la ressource à des fins commerciales : vente de cornes de rhinocéros ou d’ivoire de défense quand les animaux meurent, safari ou chasse au trophée de certains animaux sélectionnés (en fonction de leur âge par exemple). Le fait que la chasse soit ici une option peut paraître contradictoire avec le but affiché, mais c’est pourtant un moyen à la fois de gestion de la ressource et de financement du développement local. Des quotas sont imposés, et le mécanisme d’abattage est bien encadré par des communautés qui connaissent les troupeaux et ont un intérêt à gérer la ressource de façon patrimoniale.

    Evidemment pouvoir approprier la ressources nécessite l’existence d’une technologie « d’appropriation », comme l’invention du fil barbelé pour retenir le bétail sur les grands espaces. De ce point de vue les technologies de surveillance ont fortement évolué. Des ranches privés émergent. Mais l’élément clé est bien entendu surtout d’impliquer les communautés locales. En leur permettant de s’approprier la ressource, leurs incitations changent totalement. La propriété commune donne de bien meilleures incitations que la propriété publique. Comme l’ont bien montré les travaux de la Prix Nobel d’économie Elinor Ostrom, des communautés humaines de petite taille (avec des mécanismes de contrôle réciproque fort), tout autour de la planète, peuvent gérer des biens communs environnementaux, de petits lacs en passant par des forêts, des pâturages ou des systèmes d’irrigation.

    Prenons le cas de la Namibie. En rendant les communautés responsables de la faune sauvage dans les années 90, les incitations ont changé : dans ce cadre braconner ne signifiait plus « voler l’État » mais « voler ses voisins », ce qui est socialement inacceptable. Le pays est désormais couvert de zones de préservation (« conservancies ») communautaires. On y permet la chasse dans certaines limites : un trophée d’éléphant peut représenter 25 000 dollars – dans un pays où le revenu par tête s’élève à un peu plus de 5000 dollars par an, mais bien moins dans les zones rurales. La viande des bêtes abattues revient à la communauté. Sans surprise la faune sauvage y est en augmentation. Bien sûr, avec elle les cas dégâts augmentent aussi. Mais du fait de la propriété, un système de compensation peut justement se mettre en place. Les rentrées d’argent ont permis par exemple d’investir en points d’eau pour éléphants, loin des habitations afin d’éviter les conflits homme-animal. Au final, chacun comprend que « nos animaux » sont une source de richesse nationale. Pour les communautés locales les éléphants, comme d’autres animaux, ne sont plus une menace, mais une opportunité de développement qu’il s’agit de gérer et protéger.

    Mais l’approche prohitionniste pourrait mettre un terme à ce modèle, notamment avec l’interdiction des importations provenant de la chasse au trophée discutée actuellement en Europe. Plutôt que d’opposer les hommes et les éléphants, les braconniers et les rangers, l’approche fondée non sur la prohibition mais sur l’appropriation de la ressource par les communautés locales allie développement et préservation de la ressource. Autant de raisons qui militent en sa faveur.

    Emmanuel Martin est économiste.
    Article publié en collaboration avec Libre Afrique

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