Au regard de la multitude de concepts qu’elles ont engendrés, les trois dernières décennies n’ont pas beaucoup à envier aux époques les plus prolifiques en pensées et en idées comme l’antiquité gréco-romaine ou encore le siècle des lumières. Depuis au moins 1990, des notions comme la démocratie, la mondialisation, les NTIC, la question du genre, la démarche qualité, le développement durable ou encore la bonne gouvernance sont employés aussi bien dans les discours officiels, dans les colonnes et unes des médias, que dans les conversations les plus mondaines. Pour ne s’en tenir qu’à la bonne gouvernance et à la gouvernance, leur entrée fracassante dans les us, coutumes et langages contemporains, l’anatocisme culturel qu’elles semblent avoir créé, pourrait donner à imaginer un consensus conceptuel et sémantique à leur propos. Que nenni. Au demeurant, le superfétatoire qualificatif « bonne », par son insinuation insensée, tendancieuse et vicieuse, confère au premier concept une forte charge de suspicion.
La bonne gouvernance, plus encore que la gouvernance, est un concept fortement controversé aux acceptions variables et divergentes d’une organisation, d’un pays, d’un auteur à un(e) autre. Née dans un contexte de capitalisme et de libéralisme triomphants, la bonne gouvernance est diversement perçue par les libéraux qui en sont ses promoteurs principaux, les socialistes qui en critiquent ses effets pervers sur le social et les communistes par position de principe. Ses thuriféraires la présentent comme le pilier indispensable du développement. Elle est cumulativement synonyme de bonne politique économique, d’environnement juridique et politique approprié, de développement social équitable. En revanche, pour ses détracteurs, la bonne gouvernance rime avec les fameux programmes d’Ajustement Structurel (PAS), la privatisation tous azimuts des entreprises d’Etat et le souvenir de leurs effets sociaux désastreux reconnus sur le tard par le FMI et la Banque mondiale, leurs chantres. Mais, que recouvrent réellement les expressions « bonne gouvernance » et « gouvernance » ?
La bonne gouvernance est globalement perçue comme une évolution, voire une révolution de la gouvernance, c’est-à-dire l’exercice de l’autorité politique, administrative et économique dans une société, notamment dans l’Etat. Selon la Commission Gouvernance mondiale de l’ONU, la gouvernance est « l’ensemble des arrangements que des individus et des institutions publiques ou privées ont adoptés, afin de gérer leurs affaires communes ». Quant à la Fondation Mo Ibrahim, elle propose plutôt une définition techniciste ou technocratique de la gouvernance. Pour cette organisation, la gouvernance est axée sur les résultats et effets des politiques publiques. Aussi, la définit-elle comme la fourniture des biens et services publics d’ordre politique, social et économique qu’un citoyen est en droit d’attendre de l’État et que tout État est tenu d’offrir à ses citoyens.
Inventée par les bailleurs de fonds, principalement la Banque mondiale, pour corriger (ajuster ou réajuster) les supposées insuffisances des modes de gouvernance des pays en crise sous ajustement structurel dans les années 1990, la bonne gouvernance était, à l’origine, une notion exclusivement économique avant de s’étendre progressivement au domaine politique. La notion actuelle de bonne gouvernance est donc une synthèse entre la gouvernance techniciste (problème d’efficacité, d’efficience et de management public) et la gouvernance démocratique qui prend la forme d’une conditionnalité politique venant renforcer la conditionnalité économique. Dans un contexte de vent de l’Est et de chute du mur de Berlin, la conditionnalité politique, proclamée ou officialisée par le président français, François Mitterrand, lors de son fameux discours de la Baule, retentit comme une imposition de la démocratie et du multipartisme aux pays en voie de développement, en majorité composé de pays africains subsahariens, demandeurs d’aides.
Dernier né des modèles de développement, la bonne gouvernance, qui s’adresse essentiellement aux pays sous-développés, propose l’instauration d’un Etat nouveau, notamment démocratique, capable d’adapter ses missions à ses ressources et capacités, dans un cadre institutionnel et politique favorisant le développement des entreprises et l’expression de la société civile. Le modèle de bonne gouvernance a l’ambition de concilier les positions des structuralistes et des tenants du retrait de l’Etat. Ainsi, pour la Banque mondiale, si le développement par l’Etat a échoué, le développement sans l’Etat est également voué à l’échec. L’institution de Brettons Woods conclue donc que le développement a besoin d’un Etat efficace.
Mais, la gouvernance n’est pas seulement qu’une question d’efficacité, mais surtout d’efficience (coût, temps, moyens).C’est ce qui amène Agnès Pouillaude à soutenir que« Dans une perspective historique de la pensée, le modèle de bonne gouvernance marque une nouvelle étape, dans la mesure où il situe l’exercice de l’autorité politique, économique et administrative pour la gestion des affaires du pays au centre du processus du développement »,
Malgré la bonne foi (?) des concepteurs et autres défenseurs de la bonne gouvernance, elle n’a pu échapper aux critiques souvent acerbes de ses détracteurs. Trois reproches lui sont généralement faits. La première critique repose sur le fait que les effets positifs de la bonne gouvernance sur le développement sont supposés sans avoir été prouvés. La seconde critique se fonde sur la remise en cause du principe de souveraineté nationale par la bonne gouvernance par l’introduction d’une conditionnalité politique, ce qui entache sa légitimité. Enfin, il est reproché au concept d’être porteur des germes d’un conflit entre libéralisation politique et réforme économique. En dépit des nombreuses critiques à son encontre, la bonne gouvernance s’est finalement imposée comme un concept incontournable aujourd’hui. Même en Afrique où elle est régulièrement montrée du doigt, la Fondation Mo Ibrahim y fait référence pour évaluer les Etats du continent.
En Afrique, certaines critiques et singulièrement celle de George Ayittey, tendent à montrer que la gouvernance n’a rien de nouveau et qu’elle existait déjà sous une forme souvent meilleure dans les sociétés traditionnelles africaines. Dans son livre Indigenous African Institutions, il relève les principales caractéristiques du système traditionnel de gouvernance en Afrique pour les comparer à la notion de gouvernance actuellement en vogue dans le monde. Il en arrive à la conclusion que malgré la diversité système de gouvernance en Afrique, des similarités structurelles existent allant des systèmes libéraux (des sociétés acéphales) au système plus centralisés des royaumes et empires. Sa conclusion est que d’une manière générale, les systèmes traditionnels de gouvernance en Afrique se caractérisent par les traits suivants :
– l’acceptabilité ou la légitimité du leader : le chef, le roi ou l’empereur est accepté par le peuple ;
– la limitation du pouvoir politique : dans la pratique quotidienne, l’exercice du pouvoir politique est très contrôlé ;
– la stabilité : l’absence de coup d’Etat ou de changements sanglants de régime ;
– l’adaptabilité : l’autorité est exercée en vue du bien‐être social d’où l’importance de s’adapter à l’environnement socio‐politique changeant. Par exemple, le système judiciaire est orienté vers la réconciliation et non vers la sanction ;
– l’autonomie locale caractérisée par la décentralisation et la subsidiarité : délégation du pouvoir central ;
– le contrôle de la corruption pour ne pas dire l’absence de la corruption : pas d’usage du pouvoir politique pour s’enrichir indûment : ainsi, il est rare que les riches soient des hommes politiques.
Il existe désormais plusieurs caractéristiques ou critères permettent d’évaluer la bonne gouvernance parmi lesquels, on retient, entre autres, la participation, la stabilité politique, la transparence dans la gestion des affaires publiques, la satisfaction équitable des besoins et des attentes, le consensus sur les politiques, l’imputabilité et la responsabilité des dirigeants, l’existence d’un Etat de droit ou la primauté du droit, l’élaboration d’une vision stratégique, le contrôle de la corruption, la responsabilité ou la redevabilité, l’efficacité et l’efficience etc. La multiplicité de ces critères ne fait qu’augmenter la controverse qui entoure la mesure de la gouvernance. De fait, la mesure de la gouvernance apparaît comme une des difficultés maintes fois soulevées à propos de la notion. Malgré l’autorité indiscutable des sources institutionnelles, des initiatives privées et de la société civile la prolifération des systèmes d’observation, d’évaluation et de notation laisse la porte ouverte à la méfiance et aux contestations. Du coup, les indices et indicateurs développés par des organisations sérieuses comme Transparency International ou la Fondation Mo Ibrahim ont du mal à faire l’unanimité.
Aujourd’hui, la tendance est une évolution vers les indicateurs socio-économiques du développement au détriment des indicateurs de richesse. Ainsi, le PIB(ou PNB)/habitant est désormais jugé très insuffisant en raison notamment de son incapacité à révéler les inégalités internes et à mesurer réellement le développement. L’indicateur de développement humain (IDH), proposé par le PNUD à partir de 1990, lui est de plus en plus préféré, parce que prenant en compte les aspects sociaux, environnementaux du développement et le “bien-être” réel des populations. L’IDH est un indice composite dont la valeur s’échelonne de 0 à 1. Il comporte les variables suivantes : l’espérance de vie à la naissance, le niveau de maîtrise des connaissances mesuré par le taux d’alphabétisation des adultes et le taux de scolarisation global, ainsi que le PIB réel par habitant ajusté en parité de pouvoir d’achat (PPA).Le PNUD a également développé l’indice de pauvreté humaine (IPH), décomposée en IPH-1 mesurant la pauvreté dans les pays en développement et en IPH-2 pour les pays développés. Sur la base de l’indicateur de liberté, qui permet de mesurer le degré de respect des droits et des libertés, développé par l’ONG américaine, Freedom House, le PNUD a construit, à titre expérimental, l’indicateur de développement humain alternatif (IDHA). Dans le même esprit que l’IDHA, on trouve le Bonheur National Brut (BNB) développé par le Bhoutan.
Cette tendance au développement de critères, indicateurs et indices plus proches de la réalité a conduit à la construction du Genuine Progress Index (GPI) ou, en français, l’Indice de Progrès authentique qui prend en compte l’assurance santé, la sécurité et l’environnement. De même, les considérations liées à la mondialisation et surtout au développement durable ont conduit à la création du Sustainable Net National Income ou, en français, le Revenu Net National Durable.
D’un point de vue médiatique, tous ces instruments de mesure sont loin de l’audience de l’indice de perception de la corruption proposé par Transparency international (TI),ONG de droit allemand créée en 1993 pour lutter contre la corruption dans les transactions internationales. Disposant du soutien financier de grandes organisations internationales, d’agences publiques de développement, de diverses fondations civiques, d’associations professionnelles et d’entreprises, TI n’a pas pour but de poursuivre ou de dénoncer, mais d’inciter les Etats à tirer des leçons de leurs situations. En Afrique, l’autorité en matière de mesure de la bonne gouvernance est détenue par la Fondation Mo Ibrahim. Publié chaque année, l’Indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique (IIAG) est un indice composite qui propose une mesure statistique de la performance de gouvernance dans les pays africains. Le cadre de gouvernance de l’IIAG s’articule autour de quatre axes ou catégories : sécurité et état de droit; participation et droits de l’homme ; développement économique durable; développement humain.Ces catégories sont constituées de 14 sous-catégories, composées à leur tour de 94indicateurs. L’IIAG est calculé à partir de données provenant de sources extérieures et indépendantes.
Enfin et sans prétendre à l’exhaustivité, il est utile de préciser que si la gouvernance est surtout énoncée à propos des Etats, elle n’est pas leur seul apanage. En effet, elle se rapporte également aux entreprises ; on distingue, à cet effet, la gouvernance publique de la gouvernance des entreprises. Non moins importante est la distinction entre gouvernance mondiale, régionale ou locale. Ainsi, dans cette distinction, on oppose la gouvernance universelle, à celle des Régions (continent, zone économique ou zone politique) et celle des Etats pris individuellement. On comprend donc que la gouvernance locale dans sa acception originelle, fait référence à la gouvernance nationale. Cette acception a évolué, si bien qu’aujourd’hui l’expression gouvernance locale renvoie de plus en plus à l’idée de gouvernance des collectivités décentralisées par opposition à la gouvernance nationale qui renvoie à celle de l’Etat.
Somme toute, de toute part critiquée ou contestée à son avènement, la bonne gouvernance et la gouvernance semblent aujourd’hui s’être définitivement imposées comme une référence dans l’ordre mondial. Avec d’autres concepts clés comme les droits de l’homme ou le développement durable, dont elle constitue la clé de voûte selon Patrick d’Humières, la bonne gouvernance et la gouvernance rythment aujourd’hui la marche des relations Nord-Sud et s’invitent à tous les débats et négociations. Compte tenu de leur omniprésence et même de leur omnipotence, on peut légitimement se demander si la bonne gouvernance et la gouvernance ne sont pas devenues, en réalité, les nouveaux concepts politiques post‐démocratie. Question fondamentalement d’actualité aussi, on peut légitimement se demander, au regard de la montée en puissance de la gouvernance comme gouvernement «post‐étatique», ce que signifie encore la «souveraineté» de l’Etat au XXIème siècle ?
Mais l’ultime interrogation reste la capacité de l’Afrique et singulièrement de la Côte d’Ivoire à saisir les enjeux du concept de bonne gouvernance pour en tirer le meilleur avantage possible pour son développement. Car, « Au-delà des beaux discours et professions de foi, se dresse l’âpre réalité : le respect de la chose publique, la saine gestion des deniers publics ou encore la gouvernance éthique ne sont que des vœux pieux. Les objectifs traditionnels et toujours d’actualité des politiques publiques demeureront une vue de l’esprit, tant que la gestion des finances de l’Etat et de ses démembrements ne sera pas débarrassée de ses tares et faiblesses congénitales aux noms bien familiers : corruption, détournement, gestion de fait, fraude fiscale, blanchiment, trafic d’influence, concussion etc.»[1]Au regard de la multiplication et surtout de la banalisation des scandales financiers ces dernières annéesau plus haut niveau de l’Etat de Côte d’Ivoire, et ce malgré la législation sur la corruption et la création d’une institution spéciale chargée de la bonne gouvernance, l’intérêt d’une telle problématique est réelle.A quand donc la bonne gouvernance en Afrique et notamment en Côte d’Ivoire ?
Séraphin KOUAME YAO dit Sky
Maire de la Commune de Brobo
Juriste et Chercheur en Science politique
Administrateur principal des services financiers
Ecrivain, Consultant-Formateur et Conférencier