Une véritable course à l’influence oppose désormais en Afrique les anciennes puissances colonisatrices, les vieux « amis » des luttes anticoloniales et les nouveaux partenaires ?
L’Afrique a longtemps été niée, manipulée, oubliée, marginalisée et projetée hors du reste du monde. Elle a été niée dans son identité pendant la période de la colonisation ; elle a été manipulée au lendemain des indépendances pendant toute la période de la « Guerre froide » ; elle a été oubliée, marginalisée et projetée hors du reste du monde dès la fin de la « Guerre froide ». Jusqu’à une date récente, les Etats-Unis, en particulier sous Obama, ne se sont guère intéressés à l’Afrique. La Russie de Poutine a longtemps ignoré l’Afrique, se contentant de lui vendre des armes.
La France a cherché à maintenir des liens façonnés par une histoire commune et le partage d’une langue de travail avec l’Afrique francophones, mais elle ne s’est pas rendu compte de l’émergence d’un mouvement géopolitique d’ensemble qui se caractérise par le retour d’un discours anticolonial et la maturation d’un discours antifrançais. La Chine depuis longtemps, en déversant des milliards en Afrique, et la Russie plus récemment, à travers Wagner et une guerre informationnelle, se sont engouffrées dans les brèves ouvertes par le retour d’un discours anticolonial.
La construction d’une nouvelle « Guerre froide » ?
Là où l’Occident propose l’universalisme d’un libéralisme démocratique, la Chine et la Russie s’affirment comme les meilleurs défenseurs des identités africaines. Les nouvelles générations africaines se tournent vers la Chine, parce qu’elle propose un modèle de développement qui a fait ses preuves chez elle et sur le continent africain. La Russie, qui est un nain économique, ne peut pas rivaliser avec la Chine. La rhétorique poutinienne se construit sur la lutte anticoloniale.
Lors du dernier Sommet Russie-Afrique, qui vient de se tenir à Saint-Pétersbourg, Poutine s’est engagé à lutter aux côtés des États africains contre le « néocolonialisme » et les « sanctions illégitimes », et à promouvoir « un ordre mondial multipolaire juste et démocratique. » Ce discours, largement relayé par une guerre informationnelle qui multiplie les « fake news », est entendu par une partie des opinions publiques qui constatent la faillite des gouvernements civils dans de nombreux États.
Autrefois condamnés par les populations, les coups d’État militaires se parent des vertus des mouvements de libération. En 2012, l’armée française qui intervient au Mali est accueillie comme une armée de libération ; 10 ans plus tard, elle est dénoncée par les militaires au pouvoir comme une armée d’occupation. Le même scénario s’est produit au Burkina Faso et il risque de se produire au Niger. L’erreur serait de croire que les derniers coups d’État militaires se réduisent à une simple passation forcée du pouvoir, des militaires prenant la place des civils.
On assiste bien, depuis la guerre en Ukraine, à l’émergence d’un mouvement géopolitique d’ensemble qui se construit sur un affrontement entre l’Occident collectif et le Sud global. Dans l’avant dernier Sommet Russie-Afrique, qui s’était tenu à Sotchi, sur les rives de la Mer noire, Poutine affirmait vouloir renforcer le « partenariat entre les deux parties (Russie et Afrique) sur les plans politique, économique et culturel (…) autour des enjeux actuels dans le monde ».
Dernière la banalité du propos poutinien, l’Occident, aveuglé par sa naïveté à l’égard de Poutine et, peut-être, son arrogance à l’égard des Africains, n’a pas compris suffisamment tôt que le maître du Kremlin cherchait désormais à enfermer l’Afrique dans sa zone d’influence. Pendant ce temps, à bas bruit, la Chine continue à investir massivement en Afrique (ce qui pose le problème de la soutenabilité de la dette chinoise pour de nombreux États africains) ; la Commission européenne faisait savoir que les « 27 » allait investir 300 milliards dans les infrastructures des pays en développement. Quant aux États-Unis, le Secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, a effectué une tournée africaine qui marque leur volonté de revenir sur un continent négligé pendant les mandats de d’Obama et de Trump.
Erdogan, le président turc, s’est rendu en Afrique ; l’Inde, le Japon, l’Iran, les pays du Golfe affirment de plus en plus leur présence. Longtemps oubliée, l’Afrique est désormais courtisée par toutes les grandes puissances et les puissances régionales. N’y voir qu’une guerre économique entre l’Occident et le Sud serait une grave erreur, la guerre est aussi idéologique, religieuse et culturelle, la Russie, la Chine et l’Iran opposant à une civilisation occidentale décadente, les valeurs conservatrices des sociétés traditionnelles. L’Occident n’a pas assez mesuré la perte d’illusion, en Afrique, à l’égard du modèle civilisationnel occidental et de ses valeurs universelles.
L’Afrique doit éviter de tomber dans le piège d’une nouvelle guerre d’influence
Personne ne conteste aux États africains le droit de choisir leurs partenaires et de s’installer sur une trajectoire de développement proposée par la Chine ou la Russie. Anthony Blinken, le chef de la diplomatie américaine, a pris soin, lors de sa tournée en Afrique, de dire qu’il ne demandait pas aux Africains de prendre parti entre l’Occident et la Chine ou la Russie, comme au temps de la « Guerre froide ».
Poutine cherche à agrandir le bloc anti-occidental. Or, les États africains ont tout à gagner, en matière de développement, en se tenant sur une ligne qui pourrait être celle des mouvements non-alignés. Si s’émanciper de l’Occident signifie tomber dans le piège d’un nouveau colonialisme et d’un nouvel impérialisme, chinois ou russe, comme tentent de les y conduire certains activistes qui réactivent les anciens réseaux anticolonialistes, l’Afrique risque de connaître à nouveau les années sombres des tragédies passées, vécues au lendemain des indépendances.
Désormais, les guerres d’influence que se livrent les anciennes puissances colonisatrices et les nouveaux « amis » du continent passe par la multiplication des Sommets avec l’Afrique. Loin de construire des partenariats dans l’intérêt de l’Afrique, on assiste, dans ces Sommets, à des guerres de positionnement avec, d’un côté, Poutine, qui cherche à sortir de son isolement sur la scène internationale, et, de l’autre, l’Occident qui cherche à ne pas perdre de terrain sur le continent. Que peut proposer l’Occident aux États africains, face à un Poutine qui promet de livrer dans trois mois, gratuitement, des céréales à six États africains ? Poutine parvient-il à corriger auprès des Africains l’image d’un dictateur infréquentable que le monde libre est en train d’exhiber ? L’Occident parvient-il à corriger, auprès des Africains et de la jeunesse africaine, les effets désastreux du Discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy ?
On se souvient que pour Sarkozy, influencé par l’arrogance d’un Victor Hugo ou d’un Hegel, pour qui l’Europe représentait « LA » civilisation, l’homme africain n’était pas encore entré dans l’Histoire. Poutine n’hésite pas à dire que Moscou aidera les pays africains à « obtenir réparation pour les dégâts économiques et humanitaires causés par les politiques coloniales occidentales » Comble de l’ironie, il est prêt à discuter de la situation en Ukraine « les pays africains intéressés ». Assiste-t-on à une « recolonisation » de l’Afrique dans un contexte géopolitique mondial marqué par les incertitudes politiques, économiques, sociales, culturelles, monétaires et environnementales ? Une chose est certaine, l’Afrique sait qu’elle est entrée dans l’Histoire. Il lui reste à mesurer les véritables motivations des acteurs de l’Histoire contemporaine.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org