De nombreux intellectuels africains, dont certains deviendront des militants de la lutte contre le colonialisme, ont toujours voulu croire qu’il existait une seule Afrique et un seul peuple africain, en particulier les théoriciens du panafricanisme. Apparu à la fin du XIXè siècle, lors de la préparation de la Première Conférence panafricaine de 1900, le panafricanisme est une idéologie politique qui promeut l’indépendance totale du continent africain, défini comme un cadre identitaire et perçu comme un et indivisible. L’illusion est de croire qu’il existe un peuple africain et une communauté africaine mondiale.
Le mythe trompeur du panafricanisme
Le géographe Roland Pourtier, éminent spécialiste de l’Afrique, dira : « L’ambition panafricaine, qui avait du sens dans un combat partagé pour l’indépendance de l’Afrique, s’effondra lorsque celle-ci fut acquise, laissant le champ libre aux divergences géostratégiques des États. ».
Mouammar Kadhafi, après avoir échoué dans sa tentative d’unifier le monde arabe dans un panarabisme fantasmé, cherchera à s’emparer de l’Afrique subsaharienne en instrumentalisant le panafricanisme politique. Son rêve africain : promouvoir les États-Unis d’Afrique dont la Libye serait le chef d’orchestre. Il échouera aussi dans sa tentative de créer un grand ensemble arabo-africain dont la vocation serait de rompre avec l’Occident.
Mais, on ne peut oublier la création, en février 1998, à Tripoli, de la Communauté des pays du Sahel et du Sahara ou Sin-Sad (acronyme formé des premières lettres des mots « Sahel » et « Sahara », en arabe). Cette communauté regroupe, autour de la Libye, sept autres pays africains : Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Soudan, Érythrée, République centrafricaine). Est-ce un hasard si, dans la région sahélienne, se sont succédé les coups d’Etat militaires (Mali, Burkina Faso, Niger) et si l’on note la forte présence russe dans les autres pays (Soudan, Érythrée, République centrafricaine) ? Le rêve de Kadhafi est-il porté aujourd’hui par Poutine?
L’Union Africaine (UA) est-elle la forme nouvelle du panafricanisme ?
De façon plus pragmatique et plus significative, l’Union Africaine (UA), qui succède à l’OUA en 2002, milite pour une coopération économique, sur le modèle de l’Union européenne, entre des États africains souverains. Le projet d’une Zone de Libre-Echange Continentale Africaine (ZLECAf), toujours en cours de création sur l’ensemble du continent africain, trace les contours d’une Afrique-puissance économique sans nier la souveraineté de chaque État.
L’objectif du projet est d’intégrer l’ensemble des 55 États de l’Union Africaine dans un grand marché unique. La Zlecaf a été ratifié en 2019 par 54 pays africains, seule l’Érythrée n’en fait pas partie. Cette volonté de l’Union Africaine de choisir la collaboration va à contre-courant du reste du monde, de nombreux pays choisissant un isolationnisme qui revêt les habits du souverainisme. Dans mon esprit, la Zlecaf est une forme de panafricanisme par le commerce qui est loin d’incarner ce panafricanisme politique fantasmé que de nombreuses figures ont tissé, notamment les inspirateurs de la première Conférence panafricaine qui s’est tenue à Londres, les 23, 24 et 25 juillet 1900 et que le premier président du Ghana, Kwame Nkrumah (1960-1966) a voulu réinventer.
La Zlecaf permettrait, selon le FMI, une hausse de plus de 50 % des échanges commerciaux entre les pays du continent et une augmentation des échanges internationaux extérieurs à l’Afrique, ce qui aurait pour conséquence une hausse de plus de 10 % du PIB réel médian par habitant.
Ce scénario est celui d’un panafricanisme économique, mais l’économie n’écrit jamais les scénarios, lorsqu’il existe des intérêts géopolitiques divergents comme le montre l’exemple récent de la CEDEAO. Des tensions existent entre l’organisation régionale et les juntes militaires qui ont pris le pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Face à la menace d’une intervention militaire de la CEDEAO au Niger et suite aux sanctions prises contre eux, ces trois pays ont annoncé, le 28 janvier 2024, leur sortie de la CEDEAO et leur volonté d’abandonner le Franc CFA, ce qui montre que la géopolitique politique, qui est déjà un frein à l’intégration régionale, apparaît comme un frein encore plus grand, lorsqu’il est question d’intégration continentale. Si les sanctions ont finalement été levées ou allégées, les trois pays n’ont pas manifesté l’intention de revenir dans la CEDEAO. L’objet de cette chronique n’est pas de mesurer les conséquences d’un départ de la CEDEAO du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Je constate que, parallèlement à l’annonce de ce départ, se met en place l’AES (Alliance des États du Sahel). Simple accord de défense mutuelle face à la menace terroriste ou projet politique téléguidé par une puissance étrangère ?
L’Afrique-puissance peut-elle exister ?
Marginalisée au lendemain de l’effondrement de l’URSS, projetée hors des dynamiques nouvelles de la mondialisation, oubliée par les élites qui diffusent l’idéologie de Davos, l’Afrique est aujourd’hui courtisée par la planète entière. Ses atouts : des richesses naturelles qui semblent inépuisables, un rôle géopolitique et géostratégique qui s’affirme. Pourtant, la voix de l’Afrique n’est pas entendue, notamment à l’ONU.
L’Union Africaine ne parvient pas à obtenir pour le continent deux sièges de représentants permanents au sein du Conseil de sécurité, en plus des deux sièges de membres non permanents réservés aux États africains. Qui a peur que l’Afrique devienne un continent fort à l’ONU ? Qui ne veut pas l’associer aux prises de décisions concernant les grands enjeux mondiaux ? Selon Robert Dussey, le ministre des Affaires étrangères du Togo, « pour de nombreuses grandes puissances, le continent africain n’a tout simplement pas de rôle à jouer en tant qu’acteur « majeur » au sens kantien du terme. Indifférentes aux changements, elles pensent habiter le même monde qu’autrefois. Quand les Nations unies ont été créées en 1945, hormis le Libéria et l’Ethiopie, les pays d’Afrique n’étaient pas encore indépendants. (…) C’est le même système international qui perdure du fait de la volonté des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. »
Il ajoute : « Les grandes puissances veulent réduire l’Afrique à une entité purement instrumentale au service de leurs causes. Elles s’efforcent le plus souvent à amener les Africains à adhérer à leur « narratif » et, in fine, à soutenir un camp contre un autre, selon une logique diplomatique utilitariste. Quand il s’agit de voter une résolution au Conseil de sécurité, nous sommes activement sollicités d’un côté comme de l’autre. L’Afrique est alors très courtisée, voire mise sous pression par certains de ses partenaires. » Or, pour devenir une Afrique-puissance, le continent doit affirmer sa volonté et ne plus « s’aligner sur les grandes puissances quelles qu’elles soient. » L’agenda de l’Afrique et le choix de ses partenaires doivent être dictés par ses seuls intérêts.
Savoir si l’Afrique est émergente ou si elle est au seuil de l’émergence, est un faux débat. L’émergence n’est que le rattrapage d’un retard que l’Afrique subit depuis des décennies. La véritable question est de savoir si le continent peut s’affranchir de la tutelle des puissances étrangères, en particulier des nouveaux « maîtres du jeu » que sont, en Afrique, la Chine et la Russie. Les mécanismes de la dépendance sont toujours les mêmes, que cette dépendance soit politique, économique, financière ou culturelle. Le constat est simple : il ne peut pas y avoir pour l’Afrique de sortie de la dépendance sans une indépendance économique.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org