Nous sommes à moins de neuf mois de la prochaine élection présidentielle en Côte d’Ivoire. Le pays entre dans une période d’intense activité pré-électorale. Les questions se multiplient, ouvrant le champ de tous les possibles : Alassane Ouattara sera-t-il candidat pour un quatrième mandat ? Tidjane Thiam aura-t-il renoncé dans les délais à sa nationalité française ? Laurent Gbagbo pourra-t-il être candidat ? L’opposition pourra-t-elle présenter un candidat unique ? Toutes ces questions sont légitimes, mais elles n’ont pas, pour l’instant, un grand intérêt, car il est trop tôt. L’erreur est de réduire le débat électoral pour la présidentielle à un combat des chefs en dressant la liste des candidats déclarés ou potentiels. Il est plus important, aujourd’hui de bien comprendre les causalités politiques de chaque époque.
Compréhension des causalités politiques
Pour bien comprendre les causalités politiques, il est préférable, avant de savoir qui sera candidat à l’élection présidentielle en octobre 2025, de regarder qui a dirigé la Côte d’Ivoire depuis le 7 août 1960, date de l’indépendance du pays. Depuis cette date, quatre président se sont succédé : Félix Houphouët-Boigny (1960-1993), Henri Konan Bédié (1993-1999), Laurent Gbagbo (2000-2010), Alassane Ouattara (depuis 2011), le régime de Robert Guéï ne constituant qu’une simple parenthèse. Chaque président, dont l’élection ne peut être projetée hors des circonstances d’une époque, incarne une manière d’accéder au pouvoir, de gouverner et un bilan. C’est donc chaque période qu’il faut analyser en mesurant et différenciant les causalités politiques qui ont conduit à l’élection de tel ou tel président.
● Les causalités politiques de l’élection de Félix Houphouët-Boigny : circonstances et bilan – Portée par Histoire et son combat pour l’indépendance de la Côte d’Ivoire, président du parti historique de la Côte d’Ivoire, le PDCI-RDA, Félix Houphouët-Boigny est élu président de la jeune nation ivoirienne. Si l’existence des partis uniques, entre 1960 et 1990, rend inutile la recherche, dans les urnes, d’une majorité électorale, l’euphorie de l’indépendance crée les conditions d’une très large adhésion des populations. Catholique, Houphouët-Boigny avait commencé sa carrière politique comme député de Korhogo, une circonscription du Nord ouverte à l’influence de l’islam. Figure charismatique, dont l’aura se répand sur l’ensemble du territoire national, il parvient à unifier 60 ethnies et maintenir le lien entre le Nord et le Sud pour bâtir la nation ivoirienne.
Appuyée par le soutien extérieur de l’ancienne puissance coloniale, Houphouët-Boigny conduit des politiques publiques d’inspiration libérale qui vont permettre une forte croissance reposant sur des cultures de rente destinées à l’exportation (cacao et café). La formidable vision prospective de Félix Houphouët-Boigny le conduit à vouloir concilier une réalité politique et culturelle endogène d’une extraordinaire complexité avec une réalité exogène, encore très abstraite pour les populations, l’Etat moderne centralisé, copié sur le modèle occidental.
● Les causalités politiques de l’élection d’Henri Konan Bédié : circonstances et bilan – Deuxième chef de l’Etat ivoirien, Henri Konan Bédié arrive au pouvoir légalement en 1993. Le décès de Félix Houphouët-Boigny en décembre 1993 entraînant la vacance du pouvoir, son statut de président de l’assemblée nationale en fait le successeur désigné par la Constitution du Père de la nation. S’il apparaît d’abord comme le successeur naturel de Félix Houphouët-Boigny, apte à poursuivre son œuvre, il est élu président en 1995 dans des circonstances particulières.
Très vite, les difficultés économiques le conduisent à rompre le fragile équilibre de la concorde nationale patiemment bâti par un Félix Houphouët-Boigny, inlassable militant de la paix civile. Confronté à l’émergence de nouveaux enjeux démocratiques avec le multipartisme et à la rivalité, à la tête de l’Etat, du Premier ministre Alassane Dramane, le seul premier ministre que Félix Houphouët-Boigny ait eu, Bédié va aggraver les crises surgies des interrogations sur l’identité nationale en instrumentalisant la question de l’ivoirité, qui deviendra délétère.
Le Pays de la paix dont rêvait le Père de la nation va devenir le pays de la guerre : affrontements ethniques, coup d’Etat qui renverse Bédié le 24 décembre 1999, fracture intérieure entre le Nord et le Sud,. La récession économique et la crise financière qui, en se faisant de plus en plus fortes, vont nourrir l’obsession de l’origine dans un pays de forte immigration, encourager la xénophobie et généraliser la violence identitaire. Le bilan de la gouvernance Bédié reste à interroger au regard des circonstances de l’époque.
● Les causalités politiques de l’élection de Laurent Gbagbo : circonstances et bilan – L’accession au pouvoir de Laurent Gbagbo est le résultat d’un enchaînement dramatique d’événements. La légitimité politique de Gbagbo n’est pas contestable : opposant historique à Houphouët-Boigny, chef du FPI (Front Populaire Ivoirien) rattaché à l’Internationale socialiste, il obtient, le 28 octobre 1990, lors de la première élection présidentielle organisée dans le cadre du multipartisme, 18 % des suffrages exprimés face au Père de la Nation, un score remarquable compte tenu des circonstances. Lorsqu’il accède au pouvoir, après le coup d’Etat du 24 décembre 1999 qui portait la promesse d‘un retour à la concorde nationale après les années Bédié, une forte instabilité politique va marquer les années Gbagbo.
On retient de la IIe République ivoirienne qui va naître à la fin de l’année 2000 des tensions extrêmes : violences ethniques, fracture définitive entre le Nord et le Sud, crise politico-militaire de 2002 à 2007, partition du pays, des pans entiers de l’économie ivoirienne ruinés et un isolement de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale. Prévue fin 2005, l’élection présidentielle sera repoussée d’année en année. Après les espoirs que l’accession au pouvoir de Laurent Gbagbo avait suscités, les années Gbagbo se terminent dans la confusion la plus totale.
● Les causalités politiques de l’élection d’Alassane Ouattara : circonstances et bilan – En 1990, Alassane Ouattara avait été placé par Félix Houphouët-Boigny à la tête du gouvernement ivoirien, La concurrence que représente Ouattara dans la conquête du pouvoir et sa légitimité politique ne seront jamais acceptées par Henri Konan Bédié, Robert Gueï et Laurent Gbagbo qui s’opposèrent à toute candidature, même à la députation, du seul Premier ministre de Félix Houphouët-Boigny.
L’ascension d’Alassane Ouattara, jusqu’à son élection à la présidence de la République, symbolise l’évolution politique, sociale et démocratique du pays, même si, les circonstances de son élection en 2010 sont particulièrement dramatiques. Depuis la grave crise post-électorale de 2011, le climat politique s’est apaisé en Côte d’Ivoire et les trois mandats successifs d’Alassane Ouattara sont crédités, par tous les observateurs, d’un très bon bilan dans tous les domaines.
En interrogeant l’histoire récente de la Côte d’Ivoire, on constate que la conquête du pouvoir a été le plus souvent une source de forte instabilité politique. Depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny, le pays n’a jamais connu une transition politique pacifique entre deux présidents. Le retour de la stabilité politique et de la paix civile est à mettre au crédit de la gouvernance Ouattara, comme la consolidation de l’économie. La lecture du passé, – les gouvernances d’Houphouët-Boigny, Bédié, Gbagbo, Ouattara -, permet de construire un savoir nouveau à même de corriger les dysfonctionnements de la politique en Côte d’Ivoire. C’est ce à quoi je me suis attaché dans cette chronique.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org