L’ex-premier ministre guinéen et actuel chef du Parti de l’espoir pour le développement national (PEDN) Lassana Kouyaté séjourne actuellement en Côte d’Ivoire. Dans une interview accordée à des médias , cet ancien représentant de l’organisation Internationale de la francophonie en Côte d’Ivoire aborde sans détour l’actualité politique du pays d’Houphouet Boigny qu’il a toujours considéré comme le sien. De la crise postélectorale de 2010 à la succession du président, Alassane Ouattara, en 2020.
Peut-on savoir les raisons de votre présence à Abidjan ?
La Côte d’Ivoire est ma seconde patrie. Depuis les années 80, je suis en Côte d’Ivoire. J’y ai mes maisons, mes amis. J’ai aussi assumé des fonctions dans ce pays. C’est dire qu’il m’est très chère. J’y viens quand cela me tente.
Votre seconde patrie a organisé récemment les 8èmes jeux de la Francophonie. Vous n’y étiez pas…
J’avais d’autres engagements. Je n’ai pas brillé par mon absence. Peu de temps avant ces jeux, j’étais à la création d’un observatoire auquel on a donné le nom de Boutros Boutros Galli, premier SG de la francophonie. Je dois participer à la rédaction commune d’un ouvrage sur lui.
D’aucun avaient évoqué les récentes mutineries et attaques de certaines casernes et commissariats qui ont eu lieu presque dans la même période.
Non. Ce n’est pas le cas pour quelqu’un qui a vécu au cœur d’une crise profonde et d’une guerre en Somalie. J’ai vécu dans des pays où il n‘y avait pas d’État ni de gouvernement. Où ne régnaient que des milices. On a plus peur quand on est loin d’un champ de conflits que lorsqu’on est sur le champ. J’étais ici au pire moment. En Décembre 99 j’ai vécu de moments intenses. Egalement, quand il y’a eu la crise de 2002. Je n’ai pas le reflexe trop sécuritaire pour abandonner un pays que j’aime. Je souhaite simplement que ces bruits de bottes s’arrêtent, et qu’une solution soit trouvée. Il faut cependant reconnaître que, si je dois parler très honnêtement, ces revendications remontent à très longtemps. Il ne faut pas se tromper. Du temps du Président Houphouët, il y’a eu ce genre de revendications. Cela a été réglé d’une manière ou d’une autre jusqu’à la revendication qui a mis fin au mandat de Bédié. J’étais là. Je connais l’alpha et l’omega de tout ce qui s’était passé. L’Etat ivoirien doit stabiliser son armée. Beaucoup a été fait, mais beaucoup reste à faire. Que cela soit jugulé une fois pour toute. Une armée, on l’appelle la grande muette. Si elle est républicaine, elle doit suivre cette voie qui n’est pas de prendre les armes à chaque fois et tirer. Quand vous parvenez à satisfaire une revendication, d’autres peuvent suivre. C’est pourquoi, avec la tête froide, il faut essayer d’analyser pour voir ce qui est permis de faire, et ce qui ne l’est pas. C’est une sorte d’engagement du citoyen. Le militaire est aussi citoyen à qui on a confié la responsabilité d’assurer la stabilité de l’intégrité territoriale. Dès lors que c’est récurent, et que ça n’a pas commencé aujourd’hui, vous comprendrez que c’était prévisible.
Vous avez beaucoup côtoyé les crises. Vous avez occupé de hautes fonctions. Quel est selon vous le problème de l’Afrique ?
C’est tout un programme. Par exemple, le bureau des Nations Unies qui a été créé à Dakar, modestement je dirais que j’ai fortement influencé pour que cela soit créé pour l’Afrique de l’Ouest. Koffi Anan était SG de l’ONU. Je lui ai dit “De New York, on courait après les crises. Maintenant il faut les prévoir. Les prévenir si besoin. Les causes des crises sont politique, post électorale , ethnique, économique, militaire… alors pourquoi ne pas créer un bureau et parcourir l’Afrique de l’Ouest, camper pays par pays. Savoir quels sont les véritables problèmes. Nous avons des obstacles qui s’appellent politique, sociaux, économiques, militaires et même dans la voie de la démocratie, post électorale”. C’était un bureau qui se voulait inclusif. La première place qui avait été prévue était à Abuja, la 2ème c’était Abidjan (97-98). A cause de ce que les Nations Unies voyaient déjà ce qui arrivait en Côte d’Ivoire, ils ont dit il faut attendre. C’est ainsi que le bureau s’est retrouvé à Dakar. Ils se sont occupés des crises politiques. Alors que ce n’était pas ce qui était prévu au départ. Malheureusement, ils s’occupent des questions politiques. Alors que les questions économiques ont été occultées. C’est ce qui fait le problème de tous les pays africains.
Nous sommes à 3 ans de la fin du mandat de Ouattara, le débat de sa succession bat le plein. Comment entrevoyez-vous sa succession ?
Je crois que le Président Ouattara a fait un travail méritoire et mérité. La difficulté pour tout dirigeant, quand l’espoir est trop grand, c’est que la déception d’une partie peut être au rendez-vous. N’oubliez jamais d’où la Côte d’Ivoire est venue. Quand les Ivoiriens se rappellent ça, ils sauront que ce qui est fait est assez important. Tout ne peut pas aller sur des roulettes. Mais quel pays n’a pas de difficultés ? Pourquoi, ce débat sur sa succession ? C’est parce que les gens sont impatients. Le pouvoir, ce n’est pas la finalité.
N’y a-t-il pas une déception ?
Je n’en sais rien. La déception est inhérente à la nature de l’homme. Tout comme l’espoir. C’est par rapport à ce que chacun souhaite. Chacun se situe par rapport à ses ambitions. Il y en a qui ont des ambitions supérieures pour le pays, d’autres se contentent de ce qu’ils ont. Cela se trouve dans n’importe quel pays. Tout part de l’observation. Il faut oser. Aller de l’avant. L’africain se contente toujours du peu. A un certain niveau on pense qu’on a le maximum et on s’arrête là. J’ai vu le classement de près de 5000 universités dans le monde dans le domaine de l’innovation. Les pays africains sont l’Ile Maurice, le Kenya et l’Afrique du Sud . Que ça soit dans une science inhumaine, soit dans la science vertueuse, il faut les recherches, les innovations. On ne doit pas se contenter de consommer.
On parle de plus en plus d’un 3ème mandat du Président Ouattara. Un prolongement est-il nécessaire ?
Je n’ai aucune opinion sur ça. A chaque fois qu’on me pose cette question, je demande qu’est-ce que la Constitution prévoit ? Si elle est respectée, je dirai qu’il n’y a pas eu de rupture de la loi fondamentale. La seule chose qui dépasse la loi. C’est la bonne foi et la bonne volonté. Cela peut exister. Là où cela n’est pas observée, on n’a pas d’autres repères que la Constitution. C’est dire que c’est une affaire Ivoiro-ivoirienne. Quel que soit ce que je dis, c’est un avis de quelqu’un à qui la Côte d’Ivoire est chère. Vous êtes heureux ici parce que la Constitution le prévoit. Mais, là où elle ne le prévoit pas, on fait comment? Le Burundi est devant vous. Mon propre pays, la Guinée, le président pointe du nez pour amender la Constitution.
Le PDCI allié du RDR réclame une alternance. La passe est-elle possible en politique ?
Oui, si au sein de leur alliance, il y’a eu des accords, je ne suis pas dans le secret des dieux, je ne peux pas le savoir. Il est clair que la situation a été renversée par la profonde sagesse et le grand dépassement qu’ont dû accepter les présidents Bédié et Ouattara. Il n’y avait de relations plus anémiées, même au-delà, plus gâtées que les relations entre ces deux hommes. Mais surmonter cela et aboutir à une alliance qui a fait le succès du RHDP, il faut leur tirer le chapeau. Il serait souhaitable que ces alliances continuent. Au-delà de cette alliance, c’est le civisme qu’il faut cultiver davantage pour que les tensions et le syndrome connus ne reviennent. Une guerre on la fait facilement, mais pour l’arrêter, c’est difficile. Le pays est à une phase de convalescence où la délicatesse doit être vraiment respectée. Tout dépend des alliances. La politique n’est pas une affaire de blanc noir. On voit, on calcule pour voir quel est le meilleur intérêt pour l’État.
Qu’est-ce que ça vous fait de voir Laurent Gbagbo à la Haye ?
Ecoutez, je ne veux pas en parler. J’ai été un acteur actif qui a bénéficié de la confiance de chacun, y compris du Président Gbagbo.
Que lui avez-vous dit pendant la crise postélectorale ?
Je ne l’ai pas vu pendant la crise. Je l’ai vu, il était avec feu Tagro Désirée quand j’étais ici (Côte D’Ivoire, ndlr) avant les élections de 2010. Il avait déjà une idée de ce qu’allait être les résultats. Nous avons eu à discuter. J’ai essayé de le ramener à la raison pour savoir ce que ça peut être. Surtout que l’alliance RHDP a été créée. Mais beaucoup ne croyaient pas en la survie de cette alliance. Probablement, Laurent Gbagbo lui-même. Finalement le RHDP l’a emporté et est arrivé ce qui arriva. Avec toutes nos frayeurs surtout quand on tirait tout proche de nous ici (son domicile d’Abidjan, ndlr). Tous les murs tremblaient. Je crois qu’il faut mettre ça derrière. Les Ivoiriens doivent trouver la meilleure voie pour une vraie réconciliation.
Militez-vous pour la libération de Gbagbo ?
Ce n’est pas une question de militantisme. Quand la CPI a été créée les premiers à signer et à ratifier, c’étaient les pays africains. J’étais à l’époque sous-secrétaire général de l’ONU chargé de l’Afrique. J’ai eu une réunion avec le groupe des ambassadeurs africains. L’empressement me paraissait un peu trop. Surtout que les grands pays n’avaient pas encore parlé, ni participé encore moins ratifié . Dès lors qu’on a ratifié et adhéré, il y’a trois voies de saisines de la cours. Ou bien la CPI s’autosaisie ce qui est dans son certificat de naissance. Soit le Conseil de sécurité s’empare d’un problème et saisit la cour. Soit le pays s’en saisie. C’est un sujet assez délicat. Et d’ailleurs pour donner une chance à la paix, il est dangereux de trop se prononcer là-dessus.
Par Hilaire Gueby